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semblé permettre, l’ordre fut prompt et trop prompte l’action ! » Méphistophélès triomphe : une mauvaise pensée qu’il a soufflée au cœur de Faust a déshonoré l’œuvre de plusieurs années. Lui aussi, Faust, comme le roi Achab, il a cru qu’il ne possédait rien, s’il ne possédait ce pauvre champ. L’histoire de la vigne de Naboth est éternelle.

C’est là le dernier triomphe de Méphistophélès, et il sera court. La flamme qui a brûlé la cabane de Baucis a jeté sa triste clarté dans le cœur de Faust. Il a vu clair enfin dans sa conscience, où le conseil infernal est venu si souvent corrompre l’intention pure et les nobles pensées. Il repousse avec horreur l’auxiliaire qui a été l’instrument fatal de toutes ses tentations ; il se purifie par l’anathème qu’il lance contre l’artisan du mal. « O magie ! que ne donnerais-je pas pour t’éloigner de mon chemin et désapprendre à jamais tes formules ! Nature, que ne suis-je un homme, rien qu’un homme vis-à-vis de toi ! Cela vaudrait alors la peine de vivre !… Un homme, je le fus jadis, avant d’avoir creusé les ténèbres, avant d’avoir maudit par des paroles criminelles le monde et moi-même. Désormais l’air est tellement infecté de toute cette nécromancie qu’on ne sait plus que faire pour y échapper. Lors même que le jour nous sourit avec sa lumière qui inspire la sagesse, la nuit nous enlace encore dans un tissu fatal de songes. » Quand il a rompu avec l’esprit du mal, il est libre, il est heureux, et son cœur pacifié a goûté enfin sa première joie. Et cependant le jour suprême approche. Déjà les apparitions de la dernière heure se pressent autour de lui. Le Souci pénètre au fond de son palais, lui souffle au visage et le rend aveugle. La mort n’est pas loin ; mais jamais le cœur de Faust n’a été plus haut, jamais sa pensée plus sereine, jamais sa volonté plus forte et plus pure. La nuit s’est faite dans ses yeux, elle ne s’est pas faite dans son âme. « Au dedans de moi brille une lumière éclatante… Debout, mes serviteurs ! debout jusqu’au dernier ! Pour accomplir ce grand ouvrage, un esprit suffit à mille bras. » Il va tomber au milieu de son rêve sublime. « Je veux ouvrir à des millions d’hommes de nouveaux espaces où ils habiteront dans une libre activité ;… oui, je suis voué tout entier à cette pensée, c’est la fin suprême de la sagesse. Celui-là seul mérite la liberté comme la vie, qui sait chaque jour se la conquérir !… Que ne puis-je voir une activité semblable, vivre sur un sol libre au sein d’un peuple libre ! Alors je dirais au moment : Arrête-toi, tu es si beau !… Non, la trace de mes jours terrestres ne peut se perdre dans la suite des siècles… Dans le pressentiment d’une si grande félicité, je goûte la plus belle heure de ma vie ! »

Ainsi tombent les vrais héros, les bienfaiteurs de l’humanité,