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conservateur, » comme on le disait de Lessing, théoriquement dévoué au progrès, très peu sensible aux chimères sentimentales du droit divin, mais adversaire irréconciliable des bas instincts de la démocratie et des habiletés qui les exploitent, se faisant volontiers un refuge contre les misères de la réalité dans quelque belle utopie de civilisation industrielle et de liberté pacifique où prévaudrait enfin l’idée d’humanité et qui rendrait à tout jamais impossibles les révolutions, ces suicides des peuples, et les guerres, ces fratricides des nations. C’est dans cet ordre d’idées qu’il faut chercher l’explication de toutes les scènes du second Faust où paraissent le peuple et la cour. On dirait que le poète a écrit une histoire allégorique de la révolution française sous l’impression vive que lui ont laissée les événemens, avec une ironie hautaine pour ces bouleversemens qu’il jugeait stériles, et dont il ne voyait bien que les causes secondes et occasionnelles.

Écartez les anachronismes prémédités, l’appareil des noms et des personnages, la mise en scène, que reste-t-il ? N’est-ce pas l’image même de la royauté française au XVIIIe siècle que Goethe a voulu tracer ? N’est-ce pas Louis XV qui a fourni ce type de souverain doué de tous les talens possibles pour perdre son royaume, qui ne prend nul souci du bien de ses sujets, ne pensant qu’à lui et trouvant chaque jour, pour échapper à lui-même, quelque nouveau divertissement ? Pour tout le reste, il faut bien admettre le droit du poète de forcer la peinture et de la pousser au noir. Cet état sans loi, sans justice, où les crimes se commettent sans obstacle et savent se soustraire au châtiment, où le juge lui-même est complice et se range du côté du coupable, cette armée sans solde, sans discipline, qui se débande en pillant pour se faire une solde, nous ne pouvons pas les reconnaître dans cette manifeste exagération des traits et des couleurs. — Le trésor est vide et sans ressources pour l’avenir. Dans le palais même de l’empereur, tout va de mal en pis, tout manque à la cuisine et à la cave. Le maréchal du palais, qui de jour en jour est plus embarrassé, se met entre les mains des Juifs, auxquels il engage tout, si bien que le pain que mange l’empereur est déjà dévoré par l’usure. Le chancelier veut faire à sa majesté des représentations sur tous ces désordres et donner ses conseils ; mais sa majesté est peu disposée à prêter son oreille auguste à de si désagréables confidences, elle aime mieux se divertir. C’est là le véritable élément de Méphistophélès. qui prend la place du fou et se montre aux côtés de l’empereur comme nouveau fou et comme conseiller[1]. Dans le lointain, on aperçoit la foule, on entend ses murmures. Les mécontens, les

  1. Conversations avec Eckermann, t. Ier, p. 400.