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pouvons pas tous servir notre pays de la même façon ; chacun fait de son mieux, suivant ce que Dieu lui a départi. Écrire des chants de guerre et rester dans ma chambre ! Comme c’était là ma manière ! Écrire au bivouac, où la nuit l’on entend hennir les chevaux des avant-postes ennemis, à la bonne heure ! J’aurais aimé cela ; mais cette vie ne m’était pas possible, ce n’était pas là mon rôle : c’était celui de Théodore Kœrner. Dans mes poésies, je n’ai jamais rien affecté. Je n’ai fait de poésies d’amour que lorsque j’aimais. Et entre nous je ne haïssais pas les Français… Comment moi, pour qui la civilisation et la barbarie sont des choses d’importance, comment aurais-je pu haïr une nation qui est une des plus civilisées de la terre et à qui je dois une si grande part de mon propre développement ? La haine nationale est une haine particulière. C’est toujours dans les régions inférieures qu’elle est la plus énergique, la plus ardente ; mais il y a une hauteur à laquelle elle s’évanouit : on est là pour ainsi dire au-dessus des nationalités, et on ressent le bonheur ou le malheur d’un peuple voisin comme le sien propre. Cette hauteur convenait à ma nature, et longtemps avant d’avoir atteint ma soixantième année je m’y étais fermement établi. »

Il avait une horreur naturelle pour tout ce qui rétrécit les horizons de la pensée, l’étroitesse d’esprit et l’aveugle haine. Le poète, comme homme, comme citoyen, doit aimer sa patrie ; mais « sa vraie patrie, c’est le bon, le noble, le beau, qui n’appartiennent en propre à aucun pays… Qu’est-ce qu’on entend donc par ces mots : aimer sa patrie, faire œuvre patriotique ? Si un poète pendant toute sa vie a travaillé à renverser les préjugés funestes, à détruire les vues étroites et égoïstes, à donner aux opinions plus de rectitude, aux idées plus de noblesse, que pouvait-il faire de mieux ? » C’est de cette manière que Goethe veut aimer et servir son pays… Il croit, comme Napoléon, que les destinées de l’Allemagne ne sont pas encore accomplies ; il la prépare à la splendeur de ces destinées entrevues en excitant « l’âme de la patrie allemande, en l’élevant, » en fortifiant en elle ce sens supérieur de la civilisation, le plus infaillible instrument du progrès des peuples. — Il était vraiment de cette race des grands stoïciens, les concitoyens de l’humanité, qui, au-dessus des haines de frontières, au-dessus des royaumes et des républiques, se construisaient, dans leur rêve sublime, une cité idéale, la cité des intelligences et des âmes, symbole humain de la cité divine. Personne parmi les contemporains n’a porté plus haut dans sa raison l’idée de l’humanité.

Tel fut Goethe : ennemi des révolutions et de ceux qui les accomplissent, sans qu’il se fît aucune illusion sur les souverains qui les amènent par leur incurie ou leur corruption, « historiquement