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inévitables[1]. » Il insistait, non sans raison, sur l’avantage qu’il y a pour le progrès à être le résultat du temps et du développement naturel organique des nations plutôt que la conquête de la force. « Je hais tout bouleversement violent, parce qu’on détruit ainsi autant de bien que l’on en gagne… Tout ce qui est violent, précipité, me déplaît, parce que ce n’est pas conforme à la nature… Pour la politique comme pour la nature, l’art est de savoir attendre. » Fort bien ! mais n’arrive-t-il pas dans la vie des nations des heures où, voyant s’éterniser d’intolérables maux, elles peuvent croire qu’on a déjà trop longtemps attendu ? Ou plutôt à certains instans n’arrive-t-il pas dans l’histoire d’un peuple que son âme tout entière, toutes ses énergies latentes, toutes ses ardeurs concentrées, font explosion dans un mouvement irrésistible, prodigieux, qu’aucune force humaine ne pouvait comprimer, qu’une sagesse tardive ne pouvait plus ajourner, un de ces mouvemens dans lesquels tout un peuple est complice, mais complice d’instinct, sans concert préalable, sans autre accord que celui de ses souffrances et de ses colères ? Savoir attendre, c’est sans doute pour une nation une grande sagesse ; mais le peut-elle toujours ? L’âme d’un peuple se gouverne-t-elle comme celle d’un homme ?

On l’accusait de s’être tenu trop à l’écart des grands intérêts de la liberté et de la patrie allemande. Plus d’une fois il s’irrita de ce reproche, que faisaient valoir avec quelque crédit ses plus mortels ennemis. Et faisant un retour sur la popularité de Schiller, qu’il comparait avec sa propre impopularité : « Schiller, disait-il, qui entre nous était bien plus un aristocrate que moi, mais qui bien plus que moi réfléchissait à ce qu’il disait, Schiller a eu le singulier bonheur de passer pour l’ami tout particulier du peuple. Je lui laisse le titre de tout cœur, et je me console en pensant que bien d’autres ont eu le même sort que moi. » On aimait à lui opposer les exemples patriotiques d’Arndt, de Kœrner et de Rückert ; on rappelait dans les conversations plus ou moins publiques, dont il recevait l’infaillible écho, qu’il n’avait pas pris les armes à cette époque ou du moins qu’il n’avait pas armé par ses chants de guerre les haines nationales : on inquiétait par ces reproches envenimés le noble poète dans sa vivante apothéose. C’est alors que Goethe laissait éclater le secret de son cœur. Ce secret, c’était civilisation, — humanité surtout ! « Le monde est absurde, s’écriait dans des monologues irrités et amers le vieux poète frappé au cœur ; le monde ne sait ce qu’il veut, il faut le laisser dire et faire ce qui lui plaît. Comment aurais-je pu prendre les armes sans haine ?… Nous ne

  1. Conversations avec Eckermann, traduction citée, t. II, p. 89-199, etc.