Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/315

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce qui est vrai, — à côté de réformes dont je ne veux dissimuler ni la valeur ni les conséquences dans un temps donné, — ce qui est vrai, dis-je, c’est ce résumé concentré et significatif tracé par une main russe qui ne paraît certes pas, à bien d’autres détails, être la main d’un « ennemi de l’intérieur, » comme dirait M. Katkof : « La Russie actuelle est loin de jouir de la somme de prospérité désirée. Au lieu de l’instruction, c’est l’usage immodéré de l’eau-de-vie qui se répand de plus en plus dans le peuple, prenant des proportions qui font frémir ceux qui comprennent le danger de l’abaissement de la morale publique ; les voies de communication brillent par leur absence : sur un terrain neuf fois plus grand que la France, il y a trente-neuf fois moins de routes praticables que n’en possède cette dernière. Quant aux chemins de fer, les projets de construction s’évanouissent en fumée ; la production diminue, puisqu’elle ne couvre plus ses frais… Le commerce intérieur est à moitié mort, le commerce extérieur plongé dans le marasme ; le nombre des crimes augmente, et la police est impuissante à les prévenir ; la propriété n’a aucune garantie solide. Les paysans ne se trouvent guère dans une situation meilleure : dans les régions manufacturières, ils manquent de travail ; dans les provinces agricoles, le travail ne produit pas ce qu’il devrait produire, de sorte que le revenu de leurs lots de terre suffit à peine au paiement des impôts[1]… »

La Russie a un malheur dont elle souffre cruellement aujourd’hui dans ses affaires matérielles autant que dans ses affaires morales. Elle compte des hommes qui sont libéraux, qui croient l’être, qui le disent et qui ne savent pas être justes. Elle traîne après elle une chaîne à laquelle sa politique est si fortement rivée qu’elle ne peut se mouvoir sans en être blessée. Si on réclame des franchises de droit commun, on craint aussitôt qu’elles ne profitent à l’esprit de nationalité dans les provinces polonaises ; si on procède révolutionnairement en Pologne, on n’est plus rassuré dans l’empire. Tout s’enchaîne : l’assimilation violente crée autant d’embarras que le droit commun, et c’est ainsi que l’esprit de domination trouve son châtiment en lui-même, dans son impuissance ou dans les périls nouveaux qu’il provoque. Il y a un proverbe russe qui dit : « Nous avons quitté notre rive sans parvenir à l’autre. » La Russie en est là : elle a quitté la vieille rive, elle n’a pas touché la nouvelle, et ce qui résulte de plus clair de cette expérience de deux années, c’est qu’on ne comble pas l’intervalle d’une rive à l’autre avec les dépouilles d’un peuple.


CH. DE MAZADE.

  1. . Voyez la brochure le Vote de la noblesse de Moscou.