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national, religieux, politique de la Russie, même sur l’intérêt de l’humanité. « Puisque le gouvernement, disait-il, a le droit d’expropriation pour cause d’utilité publique, ce droit ne saurait être limité aux seuls cas où il s’agirait d’une ligne de chemin de fer, d’un canal ou d’une forteresse ; il doit nécessairement s’étendre aux mesures à adopter pour la pacification du pays… » Comme toujours, le gouvernement n’est pas allé jusqu’au bout, jusqu’à l’expropriation sommaire et universelle ; par une dernière considération de diplomatie peut-être, il a évité surtout de parler du royaume de Pologne ; comme toujours aussi, il a suivi l’impulsion dans une certaine mesure, et il a suspendu le droit de propriété. Nul Polonais ne peut acquérir de biens dans les provinces occidentales. Les enfans toutefois peuvent encore hériter de leurs parens. Les déportés ou internés dont les domaines sont sous le séquestre sont autorisés à les vendre dans un délai de deux ans, et si au bout de deux ans la vente n’est pas faite, le gouvernement prendra les biens en payant un intérêt. Aucune propriété d’ailleurs ne peut être aliénée désormais qu’au profit de Russes de la foi orthodoxe. C’est là l’oukase du 22 décembre, et ici surviennent les instructions à demi confidentielles qui ajoutent aux dispositions publiques en faisant disparaître complètement ce qui restait de vagues réserves en faveur du droit de propriété. Par le fait, le général Kauffmann s’est empressé d’inviter tous les Polonais, à peu près sans distinction, à se défaire de leurs biens au profit des Russes[1].

C’est, à tout prendre, un acte purement socialiste dans la plus dangereuse acception du mot, ce qui n’a pas empêché, il y a quelques jours, le digne cardinal de Bonnechose d’imposer une limite aux témoignages de sympathie du clergé français pour les Polonais, sous prétexte que ceux-ci sont devenus des révolutionnaires. Ils ont quelquefois d’étonnans à-propos en politique, ces vénérables chefs du clergé ! Je ne rechercherai point ce qu’une telle mesure offre de difficultés dans un pays où il y a vingt-cinq mille propriétaires polonais pour un millier de propriétaires russes, ce que cette expropriation ingénieuse peut trouver d’obstacles dans la nature des choses. Il faudra donc exiger avant tout de l’acquéreur l’attestation authentique de sa nationalité et de son orthodoxie ? La valeur d’un acte civil reposera donc sur une question d’origine et de confession religieuse ? Comment distinguera-t-on un Lithuanien d’un Polonais ? Où seront de plus ces acheteurs russes pour les provinces

  1. Une circulaire du général Kauffmann aux autorités locales prescrit la mise en vente immédiate de tous les biens-fonds dont les propriétaires seraient endettés soit vis-à-vis du trésor, soit vis-à-vis de simples particuliers, ce qui est malheureusement le cas de tous les propriétaires. Il en résulte que les biens séquestrés qui ont un délai de deux ans sont encore favorisés.