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douteuses, le plus souvent récalcitrantes, il resterait toujours pour les affranchis d’hier une question de ressources pécuniaires. Ici le gouvernement intervient avec une banque de rachat destinée à fournir à titre d’avance aux paysans l’argent qu’ils n’ont pas. Seulement, avec la prévoyance d’un habile prêteur, le gouvernement s’arrange pour n’être responsable vis-à-vis du propriétaire que des quatre cinquièmes de la valeur du bien racheté, pour garder une hypothèque sur la terre et pour faire payer au paysan pendant quarante-neuf ans une redevance de 6 0/0 représentant les intérêts et l’amortissement de la valeur totale de la propriété. Il résulte de ces combinaisons quelque chose d’extrêmement curieux, qui n’a pu être tout à fait imprévu, et que je voudrais rendre saisissable.

Voici un propriétaire réduit par sa position à exiger le rachat obligatoire ; si le paysan a la bonne volonté et les ressources, rien de mieux. Si le paysan ne veut pas, — et pourquoi voudrait-il ? — c’est alors que les déboires commencent pour le malheureux propriétaire. D’abord il perd le cinquième, qui reste à la charge directe de l’acheteur, et que celui-ci ne paie pas. Ceci réglé, le gouvernement arrive et lui dit : « Vous avez contracté autrefois une dette hypothécaire aux banques de la couronne aujourd’hui en liquidation. Cette dette a été contractée, il est vrai, dans certaines conditions, pour un délai de trente-trois ans ; mais nous allons l’éteindre dès ce moment par une réduction sur les quatre cinquièmes du prix de votre bien, dont je suis garant auprès de vous : c’est autant de moins que je vous dois. » Voici donc un nouveau décompte. Et le reste, comment est-il acquitté ? Au moyen de certificats portant intérêts, mais difficilement transmissibles, et qui ont perdu immédiatement 20 0/0. La combinaison peut être ingénieuse, elle a été ruineuse pour ceux à qui elle a été offerte comme un secours. Les propriétaires ne s’en sont plus relevés. Beaucoup ont pris le parti de quitter le pays, et plus d’un journal a signalé le progrès de l’absentéisme ; les autres sont restés avec des domaines diminués qu’ils ne peuvent ni vendre ni cultiver ; ils se sont trouvés sans main-d’œuvre, sans capitaux et sans moyens réguliers de crédit. L’usure est survenue et a exercé d’effroyables ravages. Dans cette situation, il est des propriétaires qui en sont arrivés à n’être plus que de simples administrateurs pour le compte d’usuriers qui leur paient des appointemens mensuels. D’autres sont réduits à négocier à vil prix comme dernière ressource les certificats qui leur ont été remis et qui subissent par cela même une dépréciation continue. Les paysans s’en trouvent-ils mieux du moins ? Oui et non : — oui, sans doute, puisque leur condition s’améliore forcément par une logique invincible de leur situation nouvelle ; non, parce qu’ils n’ont fait en définitive que changer de