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foncières de la couronne pour suffire à une vie de faste, de jeu, de voyages.

Je rappelle seulement les traits saillans de cette grande métamorphose sociale ; L’ancien état offrait deux caractères : c’était tout à la fois une tutelle seigneuriale absorbant la personnalité civile du serf et un monopole du travail servile constitué sur cette base d’une redevance, argent ou corvée, en échange de lots de terre, affectés en propre aux paysans sur les domaines seigneuriaux. Le décret du 19 février 1861 avait un double but : au point de vue de la tutelle seigneuriale, prononcer immédiatement la libération personnelle et civile du serf ; — au point de vue de la propriété, saisir en quelque sorte la situation au point où elle était et l’immobiliser, en ce sens que les paysans restaient désormais possesseurs sous forme d’usufruit perpétuel des terres qu’ils cultivaient et que les propriétaires restaient avec leurs droits aux redevances, corvées ou argent, qui leur étaient attribuées. Dans cette situation ainsi immobilisée, on devait négocier entre paysans et seigneurs pour arriver par des chartes réglementaires à l’émancipation graduelle et définitive. Seulement tout avait singulièrement changé. Les paysans, remués par ce souffle libérateur qui allait jusqu’à eux, ne voyaient qu’une chose : pour eux, la liberté, c’était le droit absolu à la terre qu’ils cultivaient, et, qu’on le remarque bien, cette idée n’est qu’une vague réminiscence des temps primitifs, antérieurs à l’établissement du servage. Avec cette idée fixe, les paysans étaient fort peu portés à négocier avec le maître pour une propriété qu’ils considéraient comme à eux et que le tsar devait leur assurer infailliblement ; ils étaient même fort peu portés à travailler. Les propriétaires, de leur côté, se trouvaient dans les conditions les plus critiques, n’ayant plus que des points de contact irritans avec leurs anciens serfs. S’ils maintenaient la corvée, ils n’avaient plus les moyens d’autrefois pour la rendre efficace et fructueuse, fût-ce par des abus d’autorité ; s’ils transformaient la corvée en redevance pécuniaire, ils étaient exposés à n’avoir ni argent ni ouvriers pour cultiver la portion de domaine qui leur restait. Pour tout dire, c’était entre seigneurs et paysans un antagonisme organisé, plein de luttes, de misères et de catastrophes toujours menaçantes.

Alors, pour en finir, est survenue une combinaison nouvelle qui, en paraissant favoriser encore le propriétaire, a définitivement achevé de le ruiner : c’est ce qu’on a nommé le rachat obligatoire. Cela veut dire que le propriétaire, poussé à bout et ne sachant plus que faire, peut obliger le paysan à racheter définitivement la terre qui forme sa dotation ; mais voilà justement la difficulté. Comment obliger des hommes incultes, formés à la méfiance, qui sont persuadés qu’ils ne doivent rien ? À part même ces dispositions