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adressait au ministre de l’intérieur une lettre où, en constatant « les réformes heureusement accomplies pendant les dix années de son règne, » il ajoutait : « Le droit d’initiative dans les diverses parties de cette œuvre de perfectionnement graduel n’appartient qu’à moi, et ce droit est indissolublement lié au pouvoir autocratique qui m’est confié par Dieu… Aucune classe n’a légalement le droit de parler au nom des autres classes, personne n’a mission d’intercéder auprès de moi en faveur des intérêts généraux et des besoins de l’état. De pareilles déviations de l’ordre établi ne peuvent qu’entraver les plans que je me suis tracés… » Ce qu’il y avait de plus triste pour la noblesse, c’est que l’opinion se mettait du côté de ceux qui la frappaient. Vainement elle s’efforçait de montrer qu’elle avait revendiqué les droits de tous, on ne voyait dans cette entreprise qu’une conspiration de caste, une représaille obstinée contre l’émancipation des paysans. La noblesse n’a plus recommencé depuis, elle est restée sous le coup de cette défaite qui devenait un succès pour le gouvernement, un succès surtout pour M. Milutine et pour cette politique d’impérialisme démocratique qu’il représente, qui se retrouve un peu partout aujourd’hui.

Qu’on observe notamment ces deux grandes questions qui s’engendrent et en contiennent bien d’autres : l’affranchissement des serfs et l’organisation des assemblées territoriales. Il y a deux choses également vraies dont il faut convenir toutes les fois qu’il s’agit de l’émancipation des paysans en Russie, c’est que cette libération de vingt-trois millions d’hommes courbés sous la servitude est assurément l’honneur d’un règne, et de plus qu’elle offrait d’immenses difficultés d’exécution. Cela dit, quel est l’esprit prédominant dans ce tissu de « modifications, additions, circulaires, interprétations promulguées ou secrètes, » que M. Golokhvastof signalait à l’assemblée de Moscou comme étant venues se superposer au décret primitif d’émancipation du 19 février 1861 ? Ces modifications étaient peut-être inévitables ; elles se sont pliées nécessairement aux fluctuations de la politique et elles portent l’empreinte de cet esprit qui tend à enlacer une vaste démocratie rurale à une autocratie rajeunie. Je ne veux pas dire que le gouvernement se soit proposé avec préméditation d’égorger tout doucement les propriétaires au profit des paysans par un acte radical dans son principe et entouré dans sa forme de précautions aussi ingénieuses que multipliées ; ce serait puéril. La mesure a eu cet effet tout naturellement, par la force des choses autant que par la volonté des hommes, et elle a eu cet effet d’autant plus sûrement qu’elle surprenait les propriétaires dans des conditions d’incurie traditionnelle, engourdis dans la sécurité corruptrice de leur monopole, sous le poids d’une dette hypothécaire immense contractée aux anciennes banques