Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/303

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ultra-moscovite, progrès des instincts démocratiques et même socialistes dans l’ébranlement d’une société, lutte intime et passionnée qui se reflète dans les rares manifestations saisissables de la vie russe aussi bien que dans les réformes qui s’accomplissent.

Que dans ce vaste et énigmatique travail la noblesse en particulier ait le sentiment de la terrible partie qui se joue, c’est assez simple : c’est elle qui est la première au feu, en ce sens que c’est le problème de sa destinée qui s’agite sous toutes les formes. Chaque progrès de l’esprit démocratique dans l’opinion ou dans la direction du gouvernement est une menace pour sa puissance ou plutôt pour son existence tout entière. La noblesse russe, il faut en convenir, est dans les conditions les plus délicates et les plus critiques : elle est, selon le mot de l’un de ses principaux représentans, sous « deux jougs, le joug des dispositions administratives et le joug de l’attente, » — c’est-à-dire qu’elle a deux ennemies, la bureaucratie qui règne et l’incertitude qui l’étouffe. Par l’abolition du servage, qui a donné le branle à toutes les autres réformes, — remaniement du système judiciaire, organisation des assemblées territoriales, — elle n’a pas été frappée seulement dans sa fortune matérielle, dans un droit de propriété, qui était le principe fondamental de sa prépondérance ; elle a été atteinte ou menacée dans tous ses privilèges, dans le droit de servir ou de ne pas servir, dans le droit de ne subir que le jugement de ses pairs. Sa charte s’en va par lambeaux. C’est le sentiment de cette situation qui la conduisait, il y a quelques années, à chercher dans des conditions nouvelles de vie publique des garanties pour ce qui lui restait, à se jeter par ses manifestations dans une sorte d’agitation libérale et constitutionnelle. Au moment de l’insurrection de Pologne, elle en était là. À quel mobile obéissait la noblesse russe en prenant les devans dans le déchaînement ultra-moscovite provoqué par l’insurrection polonaise ? Au patriotisme, — soit ; à une passion sincère, quoique aveugle d’orgueil national blessé, — soit encore ; il y avait aussi, et M. Katkof, avec bien d’autres, croyait peut-être cela d’une forte politique, il y avait chez elle un calcul, qui était de répondre à ses adversaires par un acte éclatant de vitalité, de chercher dans l’ardeur de ses démonstrations une popularité nouvelle, une garantie contre les périls dont elle se sentait menacée, un titre de plus pour ses prétentions à un rôle nouveau. Une fois l’insurrection réduite, elle a cru pouvoir renouer la tradition, un moment interrompue, de ses revendications constitutionnelles. C’est là justement ce qui éclatait dans l’assemblée de la noblesse de Moscou réunie le 3 janvier 1865, et c’est ce qui a fait de cette session de quelques jours un événement en Russie ; mais là était l’erreur de la noblesse. La noblesse russe n’a point vu qu’elle venait de travailler à un