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séduisait par ses explications sur l’affranchissement des serfs, auquel il a concouru. C’est un homme de cinquante ans à peine, d’une physionomie jeune sous une chevelure prématurément blanchie, ayant le visage grave, calme et doux d’un ministre protestant, les manières courtoises, la parole facile et insinuante, très russe au fond, nourri tout à la fois des traditions de Pierre le Grand et de l’histoire de la révolution française, qu’il combine d’une façon bizarre. Avec de la capacité et de l’instruction, il réunit la souplesse et l’opiniâtreté, la passion d’un sectaire et la sagacité pratique de l’homme d’action. Né d’une famille de marchands, il a la haine de la noblesse, des classes supérieures, et cette haine, il l’a montrée dans le comité d’émancipation des paysans, dont il faisait partie, au point de se signaler comme un homme dangereux probablement, mais destiné à jouer un rôle, si les circonstances s’y prêtaient. Il était en France lorsque l’insurrection polonaise éclata, et il ne fut rappelé en Russie qu’à ce moment où il s’agissait de s’arrêter à un système. Le choix même de M. Milutine était tout un programme.

A dater de cette heure, c’est lui qui a été le promoteur, l’inspirateur de toutes ces mesures d’assimilation méthodique et violente dont je parlais, et il a trouvé sans peine des collaborateurs ou des complices qui sont devenus des instrumens passionnés pour la réalisation de son œuvre : — M. Soloviev, le prince Tcherkaskoï, d’origine tartare, transformé en ministre de l’intérieur du royaume, et qui serait homme à passer douze heures au travail pour trouver un moyen de contraindre les marchands polonais de Varsovie à mettre une enseigne russe sur leur boutique. C’est M. Milutine qui est le général de cette armée de tchinovniks missionnaires qu’il a jetés sur la Pologne, et qu’il manœuvre, qu’il discipline au surplus en chef expérimenté pour le plus grand bien de l’autocratie. Les premiers momens passés, M. Milutine est rentré à Saint-Pétersbourg, ou, pour mieux dire, il s’est partagé entre les deux villes, Pétersbourg et Varsovie, restant toujours l’âme du comité des affaires de Pologne, mais en même temps devenant membre du conseil de l’empire et prenant une influence qui n’a cessé de grandir depuis deux ans. Appuyé sur son frère, qui est ministre de la guerre, M. Milutine exerce aujourd’hui un singulier ascendant. Il n’est pas ministre et il est plus que les ministres : il est le conseiller universel. Il a auprès du tsar le crédit d’un homme qui a pour lui une apparence de succès en Pologne, qui est toujours prêt en toute affaire, qui a des idées fixes et qui sait habilement se servir des défiances d’Alexandre II contre les velléités constitutionnelles et parlementaires de la noblesse. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’entre