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héritier à Nice, au mois d’avril 1865. Telle est l’atmosphère de dissimulation où vit l’empereur, qu’il ne savait rien de l’état désespéré du tsarévitch. La dépêche qui le lui apprit subitement le frappa d’un tel coup qu’il tomba à la renverse, et pendant toute la nuit il promena sa douleur dans les appartemens du palais. C’était un trop légitime motif d’ajournement venant en aide à l’indécision naturelle du tsar. Ce ne fut que loin de Pétersbourg, à Nice, qu’Alexandre II se décida à signer le rescrit qui exonérait pompeusement Mouraviev de la dictature en le couronnant du titre de comte. Au fond, c’était une disgrâce. Nul ne pouvait moins s’en étonner et moins s’y tromper que Mouraviev, lui qui n’avait pas même été appelé au palais avant le départ d’Alexandre, et qui disait, non sans amertume : « J’ai demandé à l’empereur de vouloir bien me donner mon congé, et je tiens à ce que mes ennemis sachent que sa majesté n’a fait aucune insistance auprès de moi pour conserver mes services. » La disgrâce d’un homme, oui, — un changement de politique, non. L’homme tombait, sa politique lui survivait encore, si bien que son successeur en Lithuanie, le général Kauffmann, n’a eu d’autre préoccupation que de suivre ses traces et même de le dépasser, comme pour faire oublier son origine allemande, — de telle sorte que chacune de ces tentatives, chacune de ces victoires apparentes de l’esprit de modération est suivie d’une recrudescence de l’esprit de haine, et c’est ainsi que l’idée ultra-russe s’étend, règne et gouverne, enveloppant les pouvoirs publics et s’imposant au tsar lui-même.

Mais enfin ce parti ultra-russe dont je décris l’origine, le développement et les luttes, dont le trait distinctif, au point de vue extérieur, est la haine de l’Occident, qui triomphe, je le veux bien, — quelle est son idée dominante, quelle est sa signification au point de vue intérieur ? Voilà justement ce qu’il y a de nouveau, de caractéristique et de saisissant dans cette situation de la Russie. Je m’explique. Lorsque l’insurrection polonaise, violemment comprimée en Lithuanie, épuisée et vaincue dans le royaume, achevait d’expirer, une question suprême s’élevait, celle que posait précisément l’auteur de la brochure de Bruxelles : Que fera-t-on de la Pologne ? Après l’œuvre de la force, si tant est que la force suffit encore une fois, il y avait à choisir entre deux systèmes : l’un conduisant à un apaisement aussi vrai que possible par un grand effort d’équité supérieure, de large et souveraine conciliation, qui eût été tout au moins l’honneur du gouvernement russe ; l’autre conduisant à un autre genre de paix par des « moyens administratifs et de haute politique, » comme disait M. Katkof, ou par des « transformations radicales, » selon le langage officiel, c’est-à-dire, en d’autres termes,