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en ignorant ou en feignant d’ignorer beaucoup de choses, en quoi il est merveilleusement servi par son entourage, et en laissant tout marcher. Il lui est arrivé plus d’une fois de se dire que c’en était assez, d’être importuné des exagérations ultra-russes ; plus d’une fois aussi il lui est arrivé de s’émouvoir de ce qu’on pensait en Europe, même de la simple insertion au Moniteur français d’un de ces actes par lesquels s’est signalée la politique de son gouvernement et qui parlent tout seuls sans avoir besoin de commentaires : seulement ces susceptibilités ou ces inquiétudes ne vont pas au-delà d’une impression passagère. Par une tradition d’autocratie, il n’est pas insensible aux empiétemens trop visibles sur son autorité, à tout ce qui tend à l’effacer, lui ou quelqu’un de sa famille, et dans ces momens-là il se révolte à demi, il saisit les occasions de témoigner publiquement son affection pour le grand-duc Constantin. Il replace son frère à la tête du conseil de l’empire ; mais presque aussitôt, comme pour ôter toute signification à cet acte, il fait des nominations dans un esprit tout opposé, il donne plus que jamais des gages aux ultra-moscovites. En refusant d’éloigner de lui M. Golovnine, M. Valouief et les autres, il donne en même temps raison à leurs adversaires. Il a cru triompher un jour en intervenant personnellement pour amener le prince Suvarof et Mouraviev à se tendre la main : les deux hommes se tendaient la main et n’étaient pas plus réconciliés, et les deux partis l’étaient encore moins.

Rien ne peint mieux le caractère et la situation du tsar actuel que la manière dont a fini la dictature de Mouraviev au printemps de 1865, à la suite d’une péripétie nouvelle de cette lutte qui se poursuit sans cesse : ce n’était plus visiblement cette fois comme à l’époque du voyage de 1864, où Mouraviev avait puisé assez de force pour prolonger d’un an son proconsulat de Lithuanie. Il est possible que l’empereur fût dans une de ces heures où il se sentait pour un instant excédé de violences ; il est possible aussi que Mouraviev eût éveillé des ombrages dans l’esprit d’Alexandre II par ses affectations d’omnipotence, par ses façons d’organiser des manifestations de milliers de paysans qui venaient, disaient-ils, saluer en lui leur père, leur libérateur, — comme s’il y avait un autre père que le tsar. Il se peut enfin qu’il y eût des plaintes graves et nombreuses ; on raconte notamment qu’un personnage, Polonais de naissance il est vrai, mais aide-de-camp de l’empereur et propriétaire en Lithuanie, s’était vu presque de préférence frappé de toute sorte de contributions et de réquisitions dans ses domaines. Alexandre II hésitait encore cependant à dire le dernier mot, même après l’arrivée de Mouraviev à Pétersbourg, lorsqu’un événement douloureux venait faire diversion : c’était la mort du grand-duc