Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/281

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

incidens venaient tout à coup éclairer et modifier, singulièrement cette situation : c’étaient les troubles des universités de Moscou et de Saint-Pétersbourg, puis les incendies, — les incendies qui se sont bien autrement étendus et multipliés depuis, mais qui commençaient dès lors à se produire avec une menaçante intensité. Tous ces accidens imprévus, quoique si faciles à prévoir, et les manifestes révolutionnaires qui s’y mêlaient ou qui les suivaient, comme pour leur donner un caractère plus redoutable, laissaient une impression profonde, contagieuse. Je ne dis pas encore qui contribuait avec le plus de hardiesse et de décision en ce moment à rallier les esprits ébranlés, à fonder toute une politique sur ce vague sentiment d’anxiété. Toujours est-il qu’une partie du public russe s’arrêtait effrayée, et que le gouvernement à son tour, fort de l’appui de cette partie de l’opinion, se rejetait plus que jamais dans la réaction, redoublant de dureté contre les auteurs présumés ou avérés des manifestes révolutionnaires. De cette époque datent les premières poursuites contre le poète Michaïlof, mort depuis en Sibérie, contre le journaliste Tchernychevski, condamné plus tard, après deux ans de forteresse, aux travaux forcés et à la déportation, contre le malheureux Martianof, ancien serf, littérateur, dont le crime était de rêver à sa manière un tsar national et démocratique, contre des officiers enfin suspects de connivence avec les agitateurs et immédiatement fusillés. De cette époque aussi date la première apparition, au moins sous sa forme nouvelle, de ce parti altier, violent, moitié réactionnaire, moitié national, qui commençait sa campagne et disait : « Vous voulez le signalement des incendiaires ; ce sont ceux qui ne croient pas à Dieu, qui ne respectent pas les autorités établies, qui prêchent les principes des révolutionnaires de l’Occident, etc. »

C’est dans cette situation, c’est sur cet amas d’élémens incohérens, de craintes, de sentimens refoulés, de conflits intimes, que tombait l’insurrection polonaise de 1863. Au premier abord, on pourrait croire qu’il devait y avoir une certaine solidarité entre cette revendication populaire et les tendances rénovatrices qui remuaient la Russie depuis quelques années, que l’insurrection polonaise devait trouver un appui, tout au moins une condition plus favorable, dans cette agitation russe. Les chefs du mouvement polonais l’avaient espéré peut-être ; le gouvernement de Pétersbourg lui-même le craignait un moment : on se souvient de l’appel inquiet, presque fiévreux, que le tsar adressait à la garde impériale dans une revue. Ce qu’on peut dire aujourd’hui, c’est que c’était là aussi un mirage qui s’évanouit au premier choc de la réalité, au premier signal de guerre. Pour le gouvernement, c’était une grande