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les plus contraires. Il y a des modes d’idées et d’opinions comme il y a des modes de costumes. Un jour tout le monde veut être libéral ou révolutionnaire ; un autre jour tout le monde passe à la réaction avec le même entrain. Hier M. Hertzen régnait, aujourd’hui c’est M. Katkof, le grand Russe de ces derniers temps, le fougueux et redoutable rédacteur de la Gazette de Moscou. Une fois l’impulsion donnée, tout suit ; résister est un acte de courage assez rare et d’ailleurs inutile. Je ne veux pas dire que ces changemens de front ne répondent à rien de réel ; seulement ils gardent toujours ce double caractère d’une vie à la fois factice et disciplinée, qui est le phénomène le plus sensible de ce qu’on pourrait appeler l’anarchie russe, — anarchie d’où sortira probablement une puissance nouvelle, mais qui en attendant s’aggrave, se prolonge dans des conditions chaque jour plus complexes, et reste un des plus saisissans épisodes de l’histoire contemporaine.


I

Qu’on se rappelle un instant où en était la Russie il y a quelques années[1]. Une fermentation universelle travaillait l’empire. A tous les degrés, dans toutes les sphères, même dans l’armée, à plus forte raison dans la jeunesse, dans les universités, soufflait l’esprit de fronde et de mécontentement, fruit de la lassitude du pesant régime de l’empereur Nicolas. Idées libérales, idées démocratiques et même socialistes, aspirations indéfinies, tout se mêlait. C’était l’époque où les assemblées nobiliaires votaient des adresses pour demander une constitution, où les journaux, échappant à toutes les répressions d’une censure multiple, commençaient à parler, et où du fond de l’exil M. Hertzen, par les divulgations audacieuses de la Cloche, par une propagande dont tout le monde était plus ou moins complice, exerçait un ascendant étrange, quoique clandestin, si étrange qu’on ne jurait en Russie que par le nom de l’émigré agitateur. Le gouvernement lui-même, moitié entraîné, moitié alarmé, hésitait, ne sachant plus que faire, flottant entre des tendances qu’il avait le premier favorisées par l’émancipation des paysans et la politique de réaction, qui lui soufflait ses conseils, — entre le sentiment vague d’une œuvre de réforme à poursuivre et la crainte effarée des symptômes qui se multipliaient autour de lui. Gouvernement et société en étaient arrivés rapidement à ce point extrême où le désordre des idées peut d’un instant à l’autre passer dans les faits, et où de l’incertitude naît le péril, lorsque deux

  1. Voyez la Revue du 15 janvier et du 15 juin 1862.