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marquise dans l’histoire anecdotique du XVIIIe siècle, et si la publication récente n’offrait qu’un intérêt biographique, il n’y aurait point trop à s’y arrêter. La séparation de la marquise et de son mari, son commerce de quelques jours avec le régent, son assiduité aux fêtes de la petite cour mythologique et féerique de la duchesse du Maine, sa liaison quasi-conjugale avec le président Hénault, sa brouille avec Mlle de Lespinasse, son idolâtrie pour Walpole, rien de tout cela ne présente une bien grande importance. Comment se fait-il cependant que sa correspondance exerce un charme si pénétrant ? par quel secret ce recueil compacte de quatorze cents pages se lit-il avec tant de plaisir et de profit ? Qu’est-ce donc qui nous attache dans cette lecture ? Est-ce la spirituelle grande dame entourée d’une véritable cour de seigneurs à la mode et d’écrivains illustres ? Est-ce plutôt l’esprit critique et judicieux qui distingue avec une merveilleuse sagacité, chez Voltaire lui-même, le bon grain de l’ivraie ? Non, c’est la femme tourmentée par le désir de croire, surtout par le désir d’aimer, qui, ne trouvant rien dans la vie où elle puisse s’attacher, subit, suivant sa propre expression, la plus dure expérience, la privation du sentiment avec la douleur de ne s’en pouvoir passer ; c’est la femme qui a connu toutes les formes de l’ennui, pire que la douleur, qui se désole d’avoir tant vécu et qui ne se console point d’être née, qui voudrait « n’être plus ici-bas et en même temps jouir du plaisir de ne plus y être, » qui n’est point faite pour ce monde, qui ne sait pas s’il y en a un autre et qui le redoute, quel qu’il soit : figure intéressante à étudier, parce qu’elle offre un mélange de force intellectuelle et de faiblesse morale qui est le type de son siècle, parce qu’elle résume en elle les vices, le charme, les angoisses secrètes d’une époque cachant sous le masque de la gaîté des tristesses incurables et de sombres pressentimens.

Dans le fond de ce cœur se passe silencieusement un drame intime et douloureux, qui, si monotone qu’il soit, peut-être même en raison de sa monotonie, engendre des souffrances poignantes. C’est là qu’est l’intérêt, l’enseignement, la source de méditations salutaires. Ce qu’il faut approfondir, c’est cette existence qui prouve combien l’atmosphère des salons nuit à la vie du cœur. On se lasse vite de ces conversations insignifiantes ou malicieuses, aliment de l’oisiveté ou de la jalousie, de cette galanterie fade, qui est la parodie de la passion, de ces dissertations éternelles faites sur l’amour et l’amitié par des personnes qui n’en ont jamais connu que la théorie, de ces assurances dérisoires de sympathie et de bienveillance qui ne parviennent pas à déguiser un égoïsme impitoyable. Il arrive dans la vie un moment où l’âme demande quelque chose de plus solide et se propose un autre idéal. On pense avec mélancolie au temps qu’on a perdu. Le passé, comme l’avenir, ne suggère que des réflexions tristes, et après bien des épreuves on s’aperçoit trop tard qu’en dehors des sentimens vrais et des affections légitimes il n’y a que déceptions et chagrins. Telle fut la conclusion de la vie de Mme Du Deffand. Tel fut son regret, son remords, son châtiment.

Jeune, Mme Du Deffand ne songeait guère à rencontrer une affection profonde. La jeunesse n’a pas besoin de bonheur : c’est par elle-même un si grand bien qu’elle console de la privation des autres joies. Les premières relations de Mme Du Deffand ne furent que des caprices. Dans ces liai