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s’imputerait à crime toute pensée d’union. Tel est le caractère de dona Anna, tel n’est point celui d’Ottavio, à qui son amour même impose d’autres plans et d’autres devoirs. Vient la scène entre Anna, Ottavio et don Juan. L’honnête don Ottavio, habitué à traiter don Juan en ami, ne se doute pas que l’homme dont il va serrer la main soit le criminel qu’on recherche, et ce n’est même qu’après la sortie de don Juan que la lumière se fait dans l’âme de dona Anna ; ce qu’elle souffre alors, ce qu’elle sent, ce qu’elle exige, le cri suprême de ses entrailles le dit assez dans son incomparable récitatif, que suit et complète l’air de vengeance que vous savez : situation difficile, écueil terrible pour le comédien chargé du rôle d’Ottavio ! Il lui faut écouter, rester là sans rien avoir à faire que jeter quelques vagues paroles dans le discours d’Anna, émue, passionnée jusqu’au délire. Que cette scène soit un sujet d’horreur, une occasion inévitable de ridicule pour tant de chanteurs routiniers qui s’imaginent qu’au théâtre, dès qu’on n’a plus rien à dire, on cesse d’avoir à s’occuper de quoi que ce soit, je le comprends ; mais je ne veux pas qu’on accuse la situation, qu’on rende la prétendue médiocrité d’Ottavio coupable d’un tort qui est dans le défaut d’intelligence des acteurs, et non dans le caractère. Le criminel une fois découvert, don Ottavio essaie-t-il de se dérober, évite-t-il de se rencontrer avec lui, comme certes ne manquerait pas de faire ce grand flandrin de bellâtre qu’on semble avoir pris pour type ? Tout au contraire, il cherche don Juan, travaille à le démasquer d’abord, à le punir ensuite. La simple conviction d’Anna ne lui suffit point ; avant d’en venir à une provocation publique et pour éclairer ses soupçons, il s’attache aux pas de cet homme. C’est ainsi que nous le voyons accompagner dona Anna au bal, se mêler masqué aux hôtes de don Juan. Là enfin le moment arrive ; il le saisit, tire l’épée, offre le duel à don Juan et bravement découvre sa poitrine. L’idée qu’on se fait vulgairement du caractère de don Ottavio, la manière dont les chanteurs le représentent nuit non pas seulement à cette figure, mais à toutes les autres. En amoindrissant Ottavio, vous amoindrissez dona Anna et surtout don Juan. Le héros de Mozart est, je suppose, une fière et puissante nature. Or, pour lutter contre cette énergie passionnée, pour tenir tête à ce tempérament démoniaque, qui voyons-nous dans l’ouvrage tel que la tradition nous le présente ? Le commandeur, un vieillard brisé par l’âge, dona Anna, une noble et vaillante femme en vérité, mais qui n’en est pas moins soumise aux conditions de son sexe ; une Elvire, dont son amour et sa confiance font une proie très facile ; Zerline, une petite villageoise coquette et crédule ; Mazetto, un rustre, et enfin ce sigisbée, ce niais d’Ottavio ! Vraiment, pour dominer un pareil monde, pour en triompher sur toute la ligne, pas n’était besoin d’être né don Juan. Au contraire, dans le don Ottavio tel que je la concevrais, vous retrouvez aussitôt une nature capable de se mesurer avec son adversaire. Vous n’avez plus désormais la faiblesse et l’indolence vis-à-vis du courage, la médiocrité vis-à-vis du génie,