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partie de la Grèce, et les poètes latins les mirent au pillage comme des soldats qui se partagent le butin de la victoire. Il est vrai, mais on oublie que les usages de la Grèce ont été importés à Rome en même temps que sa poésie, et que les vers gréco-latins qu’on se mit à composer répondaient à des mœurs gréco-romaines. Bientôt tout devint grec à Rome, les sentimens, les pensées, les coutumes. Les dieux helléniques règnent au Capitole, et partagent l’empire avec les vieilles divinités latines. En même temps le scepticisme du peuple vaincu, ses élégances, sa corruption, envahissent les esprits romains, incapables de résister à des influences qui les circonviennent de toutes parts. — C’est un grammairien grec qui élève les enfans, un rhéteur grec qui les forme à l’éloquence, un philosophe grec qui règle la conscience des hommes. On fera venir de la Grèce les nourrices et les cuisiniers. L’aspect extérieur de Rome change aussi bien que les idées. Les statues de Corinthe et d’Athènes peuplent les temples, les rues, les portiques. Les souvenirs patriotiques de la Grèce sont adoptés par les Romains. Non-seulement les arts, les modes, les vêtemens, sont étrangers, mais encore les ustensiles. Jamais, dans aucun pays, on n’a si complètement, qu’on nous passe le mot, emménagé toute une civilisation. La poésie latine, fidèle image de l’état social, laissera voir ce mélange de mœurs grecques et romaines, et montrera dans ses développemens successifs comment les deux sociétés se touchent d’abord, se mêlent ensuite et finissent par se fondre. La littérature répond aux mœurs. Aussi bien dans la poésie que dans les coutumes, l’élégance des Grecs est aux prises avec la vieille grossièreté latine, la grâce s’y mêle à la rusticité, le scepticisme s’unit à la superstition, et, comme pour mettre en lumière ces disparates, une versification tantôt délicate, tantôt rude, enveloppe tous ces élémens hétérogènes jusqu’au siècle d’Auguste, où, les sociétés grecque et romaine s’étant confondues enfin dans un ensemble harmonieux, vous voyez régner dans les œuvres poétiques un accord juste entre les sentimens et le langage, et cette politesse générale qui constate l’égale maturité de la société et de la littérature.

L’objection n’est donc que spécieuse, et la poésie romaine est aussi romaine que celle de la Grèce est grecque. Ajoutons qu’elle est aussi occupée de choses réelles, qu’elle n’est que la réalité choisie et ornée. Elle est religieuse, civique, satirique, morale, domestique, mais elle ne sort pas du cercle de la vie. Si elle quitte le monde, c’est pour s’élever dans la région des doctrines qui font encore partie de la vie humaine. Tout est net, précis, palpable, compréhensible, rien n’est donné au rêve ou à la fantaisie. Quel poète s’écoute plus lui-même qu’Horace, et pourtant y a-t-il un poète plus romain ? Ses odes sont la peinture de sa vie privée ou les