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se mêler à ses mœurs, à ses usages politiques, civils, domestiques ; qu’en un mot elle a été toujours plus ou moins enfermée dans la réalité. Le public ne l’a oubliée, ne l’a perdue de vue que du jour où elle s’est éloignée du monde, où elle s’est évaporée en quintessence insaisissable. Est-ce à elle de venir à nous, ou bien est-ce à nous de courir après ses parfums ? N’est-ce pas le cas de dire avec Bossuet, essayant d’étreindre la subtilité vaporeuse des mystiques : « Epaississez-vous ! »


III

C’est un préjugé singulier et nouveau qui consiste à croire que la poésie peut rester étrangère à la société, à ses mœurs, à ses usages, à ses passions, à sa religion, à sa philosophie, à sa science, à ses plaisirs, à tout ce qui a du prix pour les hommes. Jamais anciens ni modernes, avant ce siècle, ne l’ont considéré ainsi, comme on peut s’en assurer en jetant un coup d’œil sur les principales littératures. Chez les anciens, la poésie est si pleine de choses, si attentive à reproduire les sentimens de tous, si conforme à l’opinion, si fidèle dans ses peintures, qu’on est tenté de dire avec Aristote : « La poésie est plus philosophique et plus sérieusement vraie que l’histoire. » C’est ce qui donne un grand sens à ce jugement de Joubert : « voulez-vous connaître la morale, la politique, lisez les poètes. Ce qui vous plaît en eux, approfondissez-le, c’est le vrai ; ils doivent être la grande étude du philosophe qui veut connaître l’homme ; » nous ajouterons : la grande étude aussi de celui qui veut connaître la société antique.

Si la poésie de l’antiquité est impérissable et ne lasse point la curiosité savante, elle doit cet avantage non pas seulement à la perfection de ses œuvres, mais à leur valeur historique. En Grèce, elle renferme les pensées de tout un peuple. Elle n’est pas le jeu fantasque de l’imagination individuelle, et jusque dans ses libertés hardies elle est encore l’interprète de l’opinion commune. Religion, morale, politique, fêtes, plaisirs, elle embellit tout sans doute, mais sans rien dénaturer ; elle est la décoration de la vie publique et privée, parce qu’elle en est l’image ornée. De même que des morceaux de marbre ou de pierre exhumés du sol de la Grèce ajoutent tous les jours quelque chose à la connaissance précise de l’antiquité, ainsi les moindres fragmens retrouvés de sa poésie nous découvrent les mœurs d’un peuple qui avait mis son âme et même les détails de sa vie dans tous ses ouvrages, dans ses monumens comme dans ses livres, et jusque dans les sons les plus fugitifs de sa lyre. Voilà pourquoi son histoire peut être recueillie dans les ruines de son art, dans ses vers épars et dans la poussière de sa sculpture et de sa poésie.