Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/1032

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce goût si vif pour une bagatelle difficile ! Sommes-nous donc encore au temps où la cour et la ville se divisaient pour deux sonnets, où il fallait être jobelin ou uraniste ? Au XVIIe siècle, le sonnet était un aimable jeu de société pour lequel le beau monde se passionnait parce qu’il n’avait rien de mieux à faire. On composait des sonnets, comme on aurait pu faire des acrostiches, pour s’amuser. Une versification non encore formée donnait quelque mérite à ces futilités harmonieuses, et, comme il arrive de tout instrument nouveau introduit dans les salons, on se plaisait à tourner d’une main légère la manivelle de cette boîte à musique. Mais comment ne sent-on pas que cette musique est de la plus agaçante uniformité ? On veut que nos oreilles et notre esprit entendent toujours des pièces de quatorze vers dont les rimes sont croisées de la même manière, et qui se terminent invariablement (c’est une loi du genre) par un mot qui a la prétention d’être ou piquant ou sublime. Il faut rire, il faut pleurer en quatorze vers, ni plus ni moins, et au bout de ces quatorze vers on est tenu de s’étonner. Que la pensée soit grande ou petite, elle n’a qu’à s’arranger de cette mesure imposée par Apollon voulant pousser à bout tous les rimeurs françois. Si elle est trop grande, on la fera rentrer en elle-même ; si elle est trop courte, on retirera sur ce lit orthopédique. Vous avez à parler de Dieu ou d’un papillon, qu’importe ? vous êtes tenu d’enfermer votre pensée dans ce compartiment inflexible. Vous venez de tourner un compliment à elle, et maintenant vous voudriez immortaliser un grand homme et lui élever une statue dans vos vers ; eh bien ! versez le bronze des canons pris à l’ennemi dans la forme qui sert à fabriquer les figurines de sucre. Le sonnet a pu avoir jadis son agrément, mais à la longue il est devenu odieux. Il importune l’oreille pour la millième fois ; il étouffe l’esprit, il conduit piteusement la pensée par de tout petits chemins d’avance tracés et toujours les mêmes ; il est puéril par sa surprise finale qui ne surprend pas, puisqu’on s’attend à de l’imprévu. C’était bien la peine de faire une révolution littéraire, de renverser toutes les barrières établies, d’insulter les grands hommes du passé, tout cela pour aboutir à ne refaire que des sonnets,

Et pour qu’en deux quatrains de mesure pareille
La rime avec deux sons frappât huit fois l’oreille,
Et qu’ensuite six vers artistement rangés
Fussent en deux tercets par le sens partagés.

Notre fière pensée, qui laissait voir des instincts si sauvages, qui tirait si fort sur sa chaîne, une fois la chaîne rompue, elle n’a su que faire de sa liberté ; elle est revenue tout gentiment à la servitude, et, avec une docilité qu’on ne lui demandait pas, s’est remise