Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 62.djvu/1026

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par la vue de la condition humaine, par la fragilité de nos plaisirs, par le néant de nos joies, par nos misères personnelles, elle date de l’origine du monde et de la poésie. Ne l’avez-vous pas rencontrée dans Homère et Sophocle, dans Lucrèce, dans Virgile, qui a donné de cette vague tristesse la plus touchante des définitions : sunt lacrymœ rerum ? Seulement ces fortes âmes et ces grands artistes savaient que la virilité a aussi sa poésie, que la fermeté a sa grandeur, la réserve son pathétique. Ils ne sollicitaient point les larmes, ils ménageaient dans leur lecteur cette pure substance de ses yeux et de son cœur. Aujourd’hui on ne connaît plus ces scrupules, et chaque poète semble n’avoir plus d’autre mission que de nous attendrir sur son sort. Nous ne sommes pas insensibles, et bien que depuis trop longtemps nous nous soyons mis en frais de pitié inutile et imméritée, nous voulons bien écouter encore ces plaintes, pourvu qu’elles soient justifiées. Lorsqu’on entend les derniers vers de Gilbert mourant à l’hôpital, ceux de Chénier partant pour l’échafaud, ou, pour ne parler que d’angoisses morales et de tragédies intérieures, les tristesses d’Alfred de Musset accablé par le regret d’avoir dissipé sa vie, quand enfin on nous raconte en vers un malheur véritable, qui donc ne serait point touché ? Mais nos poètes gémissent sans dire pourquoi. Par quelle fierté déplacée, par quel stoïcisme mystérieux refusent-ils de nous apprendre pourquoi leurs vers sont lamentables ? Si vous avez des chagrins réels, confiez-les-nous, ô poète ; au nom du ciel, quels sont vos malheurs ? Si vous n’en touchez pas un mot, nous finirons par soupçonner que vous jouez un rôle et que vous n’avez aucun droit à la compassion. Peut-être seriez-vous embarrassé de recevoir les consolations que vous implorez. L’un se plaint, à ce qu’il semble, d’avoir perdu la foi religieuse, qui certainement ne ferait point un pas pour la retrouver et ne saurait qu’en faire, si on proposait de la lui rendre. Tel gémit sur l’infidélité d’une belle adorée et qui serait peut-être bien marri, si on la lui ramenait ; tel autre paraît ne pouvoir se consoler de ce que les mœurs sont trop libres, et qui ne saurait plus que devenir, si elles ne l’étaient pas. Il en est qui, se sentant des larmes disponibles, les versent, faute d’occasion, sur une rose qui eut l’insigne malheur de se flétrir. Faute de sujet, vous tenez note de tous vos petits ennuis dont vous essayez de faire des tragédies. Vous vous écoutez trop vous-mêmes, et si l’on vous demandait quelles sont vos peines, vous pourriez répondre comme cette jeune fille ennuyée : Je me pleure. Votre poésie a des nerfs, des vapeurs, elle est malheureuse, comme disent certaines femmes, sans savoir pourquoi. Or, tous tant que nous sommes, nous ne compatissons jamais à des peines inexpliquées, et dans la vie ordinaire, quand nous entendons de ces caprices plaintifs, nous ne les écoutons pas,