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ne s’enflamment que difficilement. Nos bêtes sont moins à plaindre ; l’herbe a grandi sous les dernières ondées : aussi la ration des chevaux sert à préparer notre tortilla. Vers minuit, le vent sauta brusquement de l’ouest au nord. Le ciel enfin s’étoila, et à la lueur de la lune, qui perça sous la feuillée, le bivouac avait un aspect magique. Sur nos têtes, les géans de la forêt, de leurs rameaux entrelacés avec les lianes et les lichens, formaient une immense voûte de verdure, tandis qu’au dernier plan de la forêt vierge les eaux du fleuve, éclairées en plein de pâles rayons, emportaient avec elles des troncs et des branchages qui passaient rapidement, semblables de loin à des radeaux chargés d’ombres silencieuses.

Au soleil levant, tout frissonnant encore du froid de la nuit, chacun courut au bord de la Corona. Les eaux avaient sensiblement baissé ; les Indiens de l’hacienda San-Juanito, déjà groupés au nombre d’une cinquantaine sur la berge opposée, avaient préparé trois canots. Avant de les lancer, un des peones, pour apprécier la force du courant, se jeta dans le fleuve, et dès qu’il eut dépassé l’endroit le plus rapide, il fit un signe aux bateliers, qui, la pagaie à la main, suivirent la direction de son sillage. Aussitôt la troupe d’Indiens, jeunes et vieux, à moitié nus, se précipita à la nage en fendant les flots : ce fut là un des épisodes les plus émotivans de la campagne. Les embarcations suffisaient pour la contre-guérilla et son matériel, et malgré les difficultés d’abordage tout allait bien ; mais restaient les animaux et les canons. Les Indiens se proposèrent bravement pour ces deux opérations. Comme d’habitude, on lance les chevaux en troupe ; les nageurs les escortent sur les deux flancs. Les uns écartent les branches qui peuvent frapper les pauvres bêtes ; les autres soutiennent la tête des retardataires fatigués. La première épreuve a réussi. Sans prendre de repos, la bande des tritons est déjà revenue aux cinq grosses pièces d’artillerie ; quarante des nageurs attelés à un cordage les entraînent successivement séparées de leurs caissons. Au départ, tout disparaît brusquement sous l’eau ; des plongeurs poussent aux roues, devenues invisibles, et en quelques minutes tout le cortège sort du lit de la Corona en poussant des cris de joie. Le soir, nous couchions à Guemès, triste village qui aux temps passés a dû être un lieu de plaisance, grâce à sa proximité de la capitale et à la richesse d’un sol aujourd’hui inculte. Le 20 octobre 1864, la contre-guérilla, malgré toute sa résignation, saluait avec enthousiasme les premières maisons de Vittoria. Près de deux mois de solde (300 fr. par homme, déduction faite des besoins personnels prévus par le corps) étaient dus aux troupes. Quarante-huit heures de liberté entière furent accordées, et les tiendas de Vittoria purent se féliciter des prodigalités françaises.