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la broussaille par les Espagnols ; les Mexicains, qui n’ont rien créé, ont tout laissé dépérir. La route que nous suivions était livrée à tous les caprices de la végétation : aussi paraissait-elle presque effacée. Seuls, les piétons ou les mulets avaient creusé à la longue une vereda (petit sentier) où le pied se heurtait sans cesse aux racines.

Dès le lendemain du départ, il fallut reconnaître que nous nous étions mépris en regardant la mauvaise saison comme terminée. Un temporal, une de ces averses violentes qui durent souvent une quinzaine de jours, se déclara. Pendant la nuit passée au ranchode Grangeño, des bruits sinistres nous annoncèrent le commencement de l’inondation. Chaque dépression de terrain se changeait en torrent. Malgré ces fâcheux pronostics, on ne pouvait plus reculer, et pourtant les trente-deux lieues de pays qu’on allait franchir jusqu’à Sotto-Marina n’offraient aucune ressource. A quatre lieues de Grangeno coule le Rio-Purificacion : l’eau montait déjà jusqu’aux fontes de nos selles, et au réveil suivant, après dix heures passées sans aucun abri, sous une pluie battante et sur un terrain fangeux, la colonne put voir le courant, devenu invincible, emporter majestueusement des arbres séculaires. A 50 kilomètres de Vittoria, à travers une éclaircie du fourré, se dresse une colline couverte d’habitations. C’est Croy, vieille bourgade espagnole ; il n’en reste que des pierres de taille encore debout et alignées autour d’une grande place : çà et là, sur les ruines des anciennes villas seigneuriales, se sont élevées de misérables cases. Tout était silencieux à l’arrivée des contre-guérillas. Peu à peu quelques figures de femmes aux traits flétris et inquiets apparurent sur le seuil des portes entrouvertes, et à la tombée de la nuit elles se rapprochèrent de nos feux de bivouac. Interrogées sur les causes de l’absence complète des maris et des enfans, elles répondirent avec aplomb qu’ils devaient être dans le monte (bois fourré) à la recherche du bétail égaré. C’est que Croy est le refuge d’une population bâtarde et des bandits de la province ; c’est là qu’ont lieu des orgies nocturnes où amans et maîtresses célèbrent leur victoire après le pillage des convois. Aussi, dans la crainte des surprises de nuit, jamais les hommes du village ne couchent qu’au plus épais du monte, où les femmes vont leur porter quelques maigres provisions quand leur industrie a chômé. On a le cœur serré en entrant dans ce repaire aux maisons délabrées, aux figures insolentes et ruinées par la débauche. C’est l’atmosphère d’un coupe-gorge. Jadis des jardins et des cultures faisaient contraste avec ces masures : partput maintenant croissent des herbes parasites pleines de débris d’animaux sur lesquels s’abattent en croassant les oiseaux de proie ; c’est là le charnier où viennent mourir de faim et