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les escadrons et les bataillons défilaient, la mine fière et d’une allure confiante, comme s’ils marchaient à la plus juste des guerres. Un descendant du connétable Alvaro de Luna conduisait les gardes de Castille au riche costume de velours bleu rehaussé d’écarlate et d’or, Prospero Colonna commandait les Italiens de Toscane, le prieur de Hongrie, Carafa, les Napolitains, Lodron les Allemands. L’armée espagnole comptait vingt mille hommes. Le duc d’Albe trouvait que ce n’était pas beaucoup ; c’eût été peu en effet, si la diplomatie n’eût ouvert le chemin à ces soldats aguerris, poussés par une politique froidement impérieuse, conduits par un chef vieilli, mais toujours indomptable.

La force concentrée et fixe était dans un camp, la trahison et la décomposition étaient dans l’autre camp. Que pouvait le Portugal ? Il était, il se sentait miné par une corruption sans limites qui paralysait toute résistance, qui laissait moralement et matériellement le pays ouvert à l’invasion. Dans la noblesse, c’était à qui se hâterait d’envoyer son adhésion et de faire ses conditions. Le seigneur de Cascaea, une des places les plus importantes des bouches du Tage, faisait demander à Philippe II « des ingénieurs étrangers et un officier aussi étranger pour l’aider à se défendre contre ceux du pays. » Il n’y avait pas une ville de la frontière dont les magistrats ou les habitans principaux n’eussent été gagnés, pas une forteresse qui ne fût démantelée, que les commandans ne fussent prêts à livrer. Les gouverneurs ne pouvaient songer à organiser la défense, puisqu’ils n’avaient d’autre pensée que de hâter l’arrivée de l’Espagne et que le plus sûr moyen d’en finir était de désarmer la résistance. La royauté du prieur de Crato était un contre-temps dans leur plan ; mais dom Antonio lui-même, dans l’enivrement de sa brusque victoire, n’avait à opposer aux reitres du duc d’Albe que des soldats novices, levés précipitamment dans le plus bas peuple, et même en trouvant des soldats il n’avait pas de chefs à leur donner, — et, quand il aurait eu chefs et soldats, il n’avait ni armes ni munitions. Les arsenaux étaient vides, on ne trouvait que quelques arquebuses à distribuer aux hommes de bonne volonté qui demandaient des armes, et l’ambassadeur de Philippe II, Moura, notait avec ironie qu’il n’y avait à Lisbonne pour toute provision de guerre que quelques quintaux de poudre. Tout avait été laissé à l’abandon. C’est ainsi que les principales places de la frontière, Villa-Viciosa, qui était au duc de Bragance, Elvas, Olivença, tombaient au premier choc de l’invasion, et que s’engageait à l’extrémité de l’Europe ce duel où un roi improvisé n’avait pour dernière défense que beaucoup d’illusions et les forces diminuées d’un pays sur lequel s’abattaient à la fois la trahison, la famine et la peste. Le prieur de Crato seul ne s’abandonnait pas encore : il comptait jusqu’au