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genre n’ont pas échappé à Goethe, le grand observateur des singularités de l’espèce humaine. Les aventures du landgrave Charles m’ont rappelé souvent un épisode du Wilhelm Meister que Schiller admirait comme une révélation. Confessions d’une belle âme, tel est le titre de ces pages. On a dit que cette belle âme était une jeune fille de noble race, très pieuse, très mystique, enthousiaste de Lavater, affiliée à la communauté des moraves qui exerça une vive influence sur la jeunesse du poète de Faust, Mlle de Klettenberg ; d’autres souvenirs que celui-là ont dû entrer dans la combinaison de son héroïne, car il est certain que Goethe, si intimement mêlé à l’élite sociale de son temps, si curieux de toutes les bizarreries psychologiques, avait rencontré sur sa route plus d’un esprit de cette famille. Il conserva toute sa vie un tendre respect pour Jung-Stilling, qu’il avait connu dès ses années d’études à Strasbourg, et qui devint plus tard un des confidens du prince de Hesse. Bien plus, ce n’est pas seulement chez Goethe que se trouvent ces sympathies pour les mystiques du XVIIIe siècle ; les meilleurs de ses disciples, par conséquent les moins mystiques des hommes, ont éprouvé la même curiosité bienveillante. Il suffit de citer ici M Varnhagen d’Ense et ses études sur le théosophe Saint-Martin. Pourquoi donc l’auteur de Wilhelm Meister, pourquoi M. Varnhagen d’Ense à son exemple, ont-ils écouté si attentivement de tels songeurs ? Parce que ces songeurs étaient sincères et qu’en eux se révèle tout un aspect de la société européenne au XVIIIe siècle. Le prince curieux, candide, qui rêve pour le genre humain une sorte de paradis sur terre, qui, partagé entre la soumission chrétienne et les espérances des philosophes, cherche à les unir sous les voiles d’une doctrine mystérieuse, c’est bien là un des types de l’Allemagne à la veille de la révolution. Les vœux, les songes que Bernardin de Saint-Pierre adressait à Louis XVI dans les dernières pages des Études de la nature étaient familiers de l’autre côté du Rhin à plus d’un prince désœuvré, avec cette différence toutefois que la philosophie de Jean-Jacques suffisait au rêveur français, tandis que le rêveur allemand avait besoin de mysticisme. Ce sont tous ces motifs qui recommandent le souvenir du prince de Hesse : avec sa candeur et ses contradictions, il représente tout un groupe de belles âmes, comme dit Goethe, il ajoute du moins une figure de plus à cette galerie singulière. On peut sourire en l’écoutant ; comment ne pas s’intéresser à un homme qui, de Struensée à Gustave III, des illuminés aux jacobins, de Frédéric le Grand à la révolution de 1830, a pris part à tant d’événemens et traversé tant de couches sociales sans désespérer jamais ni de la religion, ni de la philosophie, ni de l’avenir du genre humain ?


SAINT-RENE TAILLANDIER.