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tailleur et son cordonnier. » Ce monsieur Hesse, c’est bien le landgrave Charles, le gouverneur de la Norvège, le beau-frère de Christian VII et de Gustave III, celui qui avait reçu les dernières confidences de Frédéric le Grand, le protecteur et Tarai du comte de Saint-Germain, le directeur national du Nord dans la phalange des illuminés. Que faisait-il aux Jacobins ? Quelles étaient ses impressions pendant que Duport, Barnave, les deux Lameth, l’œil fixé sur Mirabeau, l’empêchaient d’arrêter le mouvement qui devait les briser tous ? Ah ! c’était autre chose que le congrès de Wilhelmsbad et les conciliabules des illuminati dirigentes ! Il semble que le prince ait eu peur de remuer ces souvenirs ; il clôt son livre brusquement, il s’arrête en-deçà de 89, et, réfugié dans ses récits du vieux monde, il disparaît de l’histoire nouvelle.

Il a beau s’effacer pourtant, il tient encore sa place avec honneur. En interrogeant les petites cours allemandes depuis 1815, je vois que le landgrave Charles continue d’y représenter avec bonhomie le libéralisme humain et confiant de certains princes du XVIIIe siècle. En 1821, un écrivain de la Hesse, M. Gerber, propagateur des idées de Benjamin Constant, écrit un livre sur la réforme de la franc-maçonnerie et le dédie au landgrave Charles, qui accepte cet hommage avec la sympathie la plus vive[1]. Il paraît bien toutefois qu’il finit par se désabuser complètement des sociétés secrètes ; la religion chrétienne, dont il ne s’était jamais séparé, attira de plus en plus son attention. L’ancien ami de Lavater et de Jung-Stilling voulut être un réformateur du luthéranisme. Il établit une petite église qui compte encore des adhérens en Angleterre et aux États-Unis. Son symbole était une interprétation mystique de la Bible, aussi éloignée, dit le docteur Vehse, du rationalisme protestant que de l’absolutisme catholique. Il voulait, sous la protection de l’Évangile, poursuivre en liberté les rêveries qui avaient été une des grandes occupations de sa carrière. Comme les millénaires du moyen âge, il attendait, il annonçait la prochaine arrivée d’une période merveilleuse qui devait durer mille ans et précéder la fin du monde. Mille ans de bonheur, de paix, d’égalité, avant le jugement dernier du genre humain, tel était le songe de ce visionnaire. Il rattacha même ses prophéties à une explication fort singulière d’un monument fameux de l’astronomie antique ; lorsque le zodiaque du temple de Denderah, acheté par la France en 1822, fut déposé au musée du Louvre, de vives discussions s’élevèrent entre les savans sur la date et le sens des figures. Le

  1. Voyez le recueil intitulé : Grundlage zu einer hessischen Gelehrten, Schriftstellerund Kunstler-Geschichte vom Jahre 1806 bis zum Jahre 1850, von Karl Wilhelm Justi ; Marburg, 1831. — M. Gerber, dans une autobiographie intéressante, y publia lui-même la lettre du landgrave.