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Qu’est-ce à dire ? La société qu’on a vue se former contre les jongleries des thaumaturges et les menées occultes des jésuites bavarois a donc bien dévié de ses principes ? Quand on l’étudié aujourd’hui sur les documens authentiques, quand on interroge les actes, les règles, tout ce qui a été saisi chez Weisshaupt et ses amis après la dissolution de l’ordre, on la trouve en vérité plus niaise que redoutable. Weisshaupt est un médiocre élève de Rousseau ; il veut réformer l’éducation, développer les sentimens naturels et ramener les hommes à une sorte de christianisme pastoral. Knigge, en sa mobile ardeur, n’a guère de vues plus précises ; toute la révolution qu’il espère se borne à un enseignement moral, banal, sans nulle hardiesse comme sans élévation, — l’enseignement qu’il continuera plus tard dans ses romans diffus, dans l’histoire de sa vie, dans ses honnêtes et triviales peintures de mœurs destinées au peuple, dans ces prétendus Gil Blas germaniques où il croit représenter son époque, enfin dans ses règles si sages, si correctes, mais si peu nouvelles, sur l’art de converser avec les hommes. Désabusé des sociétés secrètes, le baron Knigge deviendra tout naturellement un instituteur populaire ; il fera aux yeux de tous ce qu’il aurait fait dans l’ombre, il fera de sa plume de conteur ce qu’il aurait fait orgueilleusement avec un mystérieux appareil. Voilà, il faut en convenir, d’étranges destructeurs de l’église et des trônes ! Quant à Bode, dont le nom a été injurié dans des centaines de pamphlets comme ceux de Weisshaupt et du baron Knigge, on vient de voir par les confidences du prince Charles si c’était un homme de sang et de ruines. Weisshaupt, Knigge, Bode, sont les trois chefs de l’illuminisme, et si l’on regarde au fond des choses, leur doctrine est la même : désir de propager une religion morale à la Jean-Jacques, rien de plus.

En ce cas, dira-t-on, le prince Charles a grand tort de tenir ce langage, et son imagination est obsédée de fantômes !… Je ne le pense pas. Fantômes, si l’on veut ; en cette circonstance, le prince ne se trompe guère. Remarquez d’abord que son épouvante lui est inspirée par Bode lui-même, un des trois chefs de la secte. C’est que Bode était clairvoyant, tandis que Weisshaupt et Knigge, aveuglés tous les deux, l’un par sa candeur enthousiaste, l’autre par son étourderie vaniteuse, ne soupçonnaient pas tous les périls de l’œuvre qu’ils avaient fondée. Imposer la vertu aux hommes et l’imposer au moyen d’une dictature, quelle source de fanatisme ! On a trop vu quelques années plus tard, avec les Robespierre et les Saint-Just, ce qu’une telle entreprise pouvait produire dans des têtes étroites et médiocres. Et s’il ne s’agit pas, comme en 93, d’une dictature agissant du moins au grand jour, s’il s’agit d’une dictature occulte, inconnue, irresponsable, que d’horreurs ! Quels