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le figurer ; mais où puisent-ils leur autorité ? où est la sanction des lois qu’ils établissent ? Il ne suffit pas de constituer une hiérarchie secrète et de faire parvenir à tel membre de l’association un ordre mystérieux qu’il est tenu d’accomplir ; s’il refuse, comment le contraindre ? Le punira-t-on de sa révolte en le frappant dans l’ombre ? osera-t-on bien lui tendre des embûches, lui susciter des ennemis, l’attaquer dans son honneur ou dans ses intérêts ? Les tribunaux vehmiques avaient le poignard, les sociétés jésuitiques avaient l’arme non moins terrible de l’intrigue et de la calomnie ; voudra-t-on recourir à de tels moyens ? Assurément tout cela est possible dans une société secrète, si les adhérens sont disséminés du haut en bas de l’ordre social et qu’une direction énergique fasse mouvoir à propos ces instrumens divers ; mais que devient alors l’ambition de régénérer le monde par la morale ? Quelle contradiction entre le but et les moyens ! prêcher l’égalité, l’humanité, vouloir transformer en une sorte de religion pratique les doctrines du XVIIIe siècle, et aboutir aux institutions barbares du fanatisme !

C’est sans doute sur ce point que les deux premiers organisateurs de l’illuminisme, Weisshaupt et Knigge, eurent dès le commencement beaucoup de peine à se mettre d’accord. Weisshaupt comptait avant tout sur les générations futures, et c’était par un système nouveau d’éducation qu’il voulait mener son œuvre à bonne fin. Des livres de morale où le stoïcisme et l’Évangile se mêlaient aux doctrines de Jean-Jacques Rousseau, tels étaient les àgens de la révolution que méditait le professeur d’Ingolstadt. M. Hermann Hettner, qui a pris la peine de débrouiller le fatras de ses écrits, a parfaitement analysé ce singulier amalgame[1]. Il résulte de cette enquête que Weisshaupt, sans la moindre originalité de pensée, avait une foi ardente dans la morale du XVIIIe siècle pratiquement et religieusement enseignée. Chaque affilié, d’après son plan, devait être l’apôtre de cette foi : Ire et docete. Le visionnaire était persuadé que, dès la seconde génération, une armée de disciples serait constituée, et qu’un grand chef, un grand pontife, lui-même ou son successeur, posséderait bientôt avec l’empire des âmes la direction des choses temporelles. Tandis que Weisshaupt ajourne ainsi ses espérances, Knigge, plus impatient, veut utiliser au plus tôt cette manie de sociétés secrètes et de pratiques mystérieuses qui agitent l’Allemagne entière. De là, entre les deux chefs, des causes de défiance qui menacent de les séparer dès le premier jour. Les rêveries de Weisshaupt paraissent un peu timides au jeune baron hanovrien ; les précipitations de Knigge semblent bien légères et bien indiscrètes au professeur d’Ingolstadt. Il

  1. Literaturgeschichte des achtzehnten Jahrhunderts, von Hermann Hettner. Voyez la seconde partie du tome III, p. 333. Brunswick, 1864.