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Eckernfoerde, et je n’en repartais jamais sans de nouvelles instructions fort intéressantes.

« Dans les derniers temps de sa vie, je le trouvai un jour très malade et se croyant sur le point de mourir. Il dépérissait à vue d’œil. Après avoir dîné dans sa chambre à coucher, il me fit asseoir seul devant son lit et me parla alors bien plus clairement sur bien des choses, m’en pronostiqua beaucoup et me dit de revenir le plus tôt possible, ce que je fis ; je le trouvai moins mal à mon retour, cependant il était fort silencieux. Lorsque j’allai en 1783 à Cassel, il me dit qu’en cas qu’il mourût pendant mon absence, je trouverais un billet fermé de sa main qui me suffirait ; mais ce billet ne se trouva point, ayant été peut-être confié à des mains infidèles. Souvent je l’ai pressé de me donner encore pendant sa vie ce qu’il voulait laisser dans ce billet. Il s’affligeait alors et s’écriait : « Ah ! que je serais malheureux, mon cher prince, si j’osais parler ! »

« C’était peut-être un des plus grands philosophes qui aient existé. Ami de l’humanité, ne voulant de l’argent que pour le donner aux pauvres, ami aussi des animaux, son cœur ne s’occupait que du bonheur d’autrui. Il croyait rendre le monde heureux en lui procurant de nouvelles jouissances, de plus belles étoffes, de plus belles couleurs a bien meilleur marché, car ses superbes couleurs ne coûtaient presque rien. Je n’ai jamais vu un homme avoir un esprit plus clair que le sien, avec cela une érudition, surtout dans l’histoire ancienne, comme j’en ai peu trouvé. Il avait été dans tous les pays de l’Europe, et je n’en sais aucun presque où il n’eût fait de longs séjours. Il les connaissait tous à fond. Il avait été souvent à Constantinople et dans la Turquie. La France paraissait pourtant le pays qu’il aimait le plus. Il fut présenté à Louis XV chez Mme de Pompadour et était des petits soupers du roi. Louis XV avait beaucoup de confiance en lui. Il l’employa même sous main pour négocier une paix avec l’Angleterre et l’envoya à La Haye. C’était la coutume de Louis XV d’employer des émissaires à l’insu de ses ministres ; seulement il les abandonnait dès qu’ils étaient découverts. Le duc de Choiseul eut vent des menées de Saint-Germain et voulut le faire enlever, mais il se sauva encore à temps. Il quitta alors le nom de Saint-Germain et prit celui de comte Welldone.

« Ses principes philosophiques dans la religion étaient le pur matérialisme, mais qu’il savait représenter si finement qu’il était bien difficile de lui opposer des raisonnemens victorieux ; j’eus pourtant le bonheur de confondre souvent les siens. Il n’était rien moins qu’adorateur de Jésus-Christ, et comme il se permettait des propos peu agréables pour moi à son égard, je lui dis : « Mon cher comte, vous êtes libre de croire ce que vous voulez sur Jésus-Christ ; mais je vous avoue franchement que vous me faites beaucoup de peine en me tenant des propos contre lui, auquel je suis si entièrement dévoué. » Il resta pensif un moment et me répondit : « Jésus-Christ n’est rien, mais vous faire de la peine c’est quelque chose ; je vous promets donc de ne vous en reparler jamais. » Au lit de mort, pendant mon absence, il chargea un jour le docteur Lossau de me dire, quand je reviendrais de Cassel, que Dieu lui avait fait la grâce de lui faire changer, d’avis avant sa mort ; il ajouta qu’il savait combien cela me ferait plaisir et que je ferais encore beaucoup pour son bonheur dans un autre monde. »