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mêlait, disait-il, au train des choses humaines depuis deux ou trois sicles, qui représentait la tradition vivante, qui avait vu la cour de France sous François Ier, qui racontait aux Bourbons les anecdotes intimes des Valois, qui pouvait enfin, grâce à des secrets magiques, défier la vieillesse et vaincre la mort. Les rose-croix du XVIIe siècle, nous dit la Logique de Port-Royal, prétendaient être parvenus à l’immortalité, « ayant trouvé le moyen, par la pierre philosophale, de fixer leur âme dans leur corps. » Le difficile n’est pas d’imaginer ces choses-là, mais de les faire accepter aux autres. Des chercheurs de pierre philosophale, il y en a dans tous les temps et sous tous les costumes ; un homme d’esprit qui prend le rôle d’un fou et qui le joue avec assez d’adresse pour mystifier la plus brillante société du monde, voilà une curiosité plus rare. Tel était le personnage sur lequel les mémoires du landgrave nous apportent des renseignemens nouveaux.

S’il est souvent question du comte de Saint-Germain chez les écrivains du XVIIIe siècle, presque tous se bornent à répéter ce qu’en en ont dit les premiers témoins oculaires. « Je l’ai vu plusieurs fois, écrit Mme du Hausset ; il paraissait avoir cinquante ans, il n’était ni gras ni maigre, avait l’air fin, spirituel, était mis très simplement, mais avec goût ; il portait aux doigts de très beaux diamans ainsi qu’à sa tabatière et à sa montre. Un jour où la cour était en magnificence, il vint chez madame avec des boucles (de souliers et de jarretières) de diamans fins si belles que madame dit qu’elle ne croyait pas que le roi en eût d’aussi belles. Il passa dans l’antichambre pour les défaire et les apporter pour les voir de plus près[1], et, en les comparant à d’autres, M. de Gontaut, qui était là, dit qu’elles valaient au moins deux cent mille francs. Il avait ce même jour une tabatière d’un prix infini et des boutons de manche de rubis qui étaient étincelans. On ne savait pas d’où cet homme était si riche, si extraordinaire, et le roi ne souffrait pas qu’on en parlât avec mépris et raillerie. » Ainsi s’exprime la confidente de Mme de Pompadour. Le roi permettait si peu la raillerie sur le compte du mystérieux personnage qu’il l’employa bientôt à sa diplomatie secrète. Le 14 mars 1760, M. de Kauderbach, ministre de Saxe à La Haye, écrivait à son gouvernement cette curieuse dépêche, que l’Allemagne vient de nous révéler. M. de Kauderbach est encore un des témoins qui ont vu et pratiqué le comte de Saint-Germain ; son rapport nous fera mieux apprécier la conduite et les paroles du prince Charles :

« Nous avons actuellement ici un homme très singulier et des plus

  1. Mme du Hausset était femme de chambre de Mme de Pompadour. On voit qu’elle se préoccupe fort peu de la correction du langage.