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impitoyablement dans toute sa rigueur la logique de l’institution. Il faut assister à ces enchères publiques où hommes, femmes, enfans, vieillards, depuis le nègre grossier qui ne sait que manier la hache jusqu’à la blanche et gracieuse fille élevée sous les yeux du père, viennent s’exposer tour à tour sur la table infâme aux yeux des connaisseurs en même temps que les chevaux ou les meubles de la maison ! On voit alors accourir tous les hommes de proie : au premier rang, ce marchand d’esclaves, toujours armé d’un fouet énorme, de deux pistolets chargés et d’un large coutelas, joyeux et effronté personnage qui plaisante et blasphème à haute voix. Il palpe, il dévisage, il débat les prix, il destine cette vieille femme au champ de coton, ce grand gaillard robuste aux rizières, cet autre au travail meurtrier des swamps, cette autre enfin, une enfant de quinze ans, au grand marché central de la Nouvelle-Orléans, où il espère en tirer ses 3,000 dollars. Tout à l’heure, quand son butin sera fait, vous le verrez s’acheminer à cheval, le fouet levé, poussant devant lui son troupeau de prisonniers qui marchent tristement, enchaînés quatre à quatre, vers le lieu inconnu de leur éternel exil.

Voilà pourtant cet esclavage qu’on nous représente comme l’école de tous les sentimens chevaleresques et de toutes les vertus viriles ! L’aristocratie du sud, comme elle s’est elle-même appelée, a deux ministres dévoués, le piqueur de nègres et le marchand d’esclaves. Ces deux estimables personnages sont ses favoris, ses commensaux, et se vantent d’avoir leur place marquée dans sa hiérarchie. Ils ont raison, puisque cette aristocratie tout entière n’a d’autre fondement que l’esclavage, dont ils sont les serviteurs nécessaires. Le pouvoir et l’influence de chacun, comme sa richesse, s’évaluent par le nombre de ses esclaves. Quant aux pauvres et aux gens de rien, ils trouvent un titre de noblesse ineffaçable dans la couleur blanche de leur peau. Nul ne se distingue avec plus d’orgueil des hommes noirs ou jaunes que ces petits blancs que leur dégradation physique et morale rapproche peut-être encore plus de la brute que les esclaves repoussés avec un si souverain mépris. Leur vanité de race est incroyable et pire même que celle des grands planteurs ; chez eux bien plus encore que chez les Yankees leurs cousins, toutes les femmes sont des ladies et tous les hommes des gentlemen. Au fond de leurs huttes misérables, dans leurs haillons et leur saleté, couchant comme des pourceaux sur la terre nue, vivant comme les loups de chasse et de rapine, ou quêtant les aumônes de leurs voisins plus riches, ce sont pourtant des aristocrates, car ils se donnent le noble privilège de l’ignorance et de l’oisiveté. N’ayant guère pour tout bien au monde que leur