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les autres par calcul et par avarice, ils travaillent, dit-on, assidûment à augmenter ces familles d’un produit qu’ils vendront plus tard ; Plusieurs de ces grands propriétaires aristocrates sont de véritables éleveurs d’hommes qui utilisent même leurs plaisirs ; la plupart ont dans leur maison, à côté de la famille légale, une ou deux familles plus ou moins clandestines où ils recrutent leurs serviteurs intimes, et l’on cite plus d’un gentleman de noble race qui a pour body-servant (espèce de valet de chambre ou d’écuyer servant qui ne quitte jamais son maître) un frère ou un fils reste son esclave. Au bout de plusieurs générations, cette race de serviteurs héréditaires est devenue presque blanche : alors, si le chef de famille est généreux, il les fait élever, les affranchit, les envoie en Europe pour les soustraire au préjugé de la naissance et de la couleur ; mais il ne prend pas toujours cette peine, et l’on a vu plus d’une fois, à la mort du père, des jeunes gens élevés en maîtres se réveiller esclaves d’un héritier jaloux ou avide, des jeunes filles qui avaient grandi dans toutes les délicatesses de la vie moderne tomber aux mains d’une belle-mère irritée qui les vendait par vengeance aux jeunes ou vieux débauchés des villes.

Ce que l’esclave redoute le plus, c’est d’être ainsi vendu en servitude lointaine ; alors tous les souvenirs, toutes les affections, tous les liens de famille sont brisés sans retour, le mari est séparé de la femme, on arrache les petits enfans des bras de la mère. L’esclave qui roule ainsi de par le monde sans se fixer jamais perd bientôt toute foi, toute conscience, et se décourage de contracter des unions durables. Son maître d’ailleurs n’est pas moins dénaturé que lui-même : le grand Jefferson, pressé de dettes, avait mis ses esclaves en coupe réglée et vendait ses propres enfans. Je sais un riche planteur qui avouait naïvement et sans embarras qu’il avait fait de même. « J’en ai tant ! disait-il ; est-ce que je puis les garder tous ? » Il faut aller en Chine ou en Turquie pour trouver de pareilles mœurs ! Encore les Chinois qu’on accuse de noyer leurs enfans, les Turcs qui les abandonnent et les envoient mendier leur vie, n’ont-ils pas conçu l’horrible pensée de les vendre pour de l’argent. Les défenseurs de l’esclavage croient se tirer d’affaire en disant qu’après tout ces atrocités sont rares ; il est heureux que la nature humaine, si pervertie qu’elle soit par les lois et les usages, ne les permette pas souvent ! Elles n’en sont pas moins dans l’esprit de l’esclavage et dans les nécessités d’une institution qui permet de faire de la paternité un trafic infâme.

C’est surtout quand la loi met la main sur les fortunes privées qu’il faut venir admirer l’institution patriarcale ! La loi ne connaît ni tendresses cachées, ni liens d’affection secrète ; elle développe