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qu’ils se croient en droit de prendre avec un public trop facilement enthousiaste. L’ingénieux auteur des Curieuses met en présence une mère et une fille éprises du même homme. Pendant deux actes sur trois, le prince Henri de La Roche-Targé, adoré sans le savoir de Fabienne, recherche en mariage sa mère, la comtesse Amélie. Déjà ce mariage est décidé, et Fabienne se meurt. Comment M. Henri Meilhac se tirerait-il d’une situation aussi ardue ? Très simplement, en n’essayant pas de s’en tirer. Il se fait une révolution dans le cœur du prince Henri, et il épouse la fille, au grand contentement de la mère. Mais cela est-il bien possible ? est-ce ainsi que va le cœur humain ? est-ce ainsi que va la vie ? est-ce ainsi que peut aller le théâtre ? Cette rivalité d’une mère et d’une fille, quand elle a une fois éclaté, quand elle est devenue publique, quand les passions qui en sont la source se sont accusées avec aussi peu de ménagement que cela a lieu dans Fabienne, se termine-t-elle jamais autrement que par d’affreux déchiremens ou par quelque transaction plus affreuse encore ? Et si un auteur dramatique prétend ne tirer d’un sujet éminemment tragique ou éminemment sinistre qu’une sorte de pastorale de salon, plus ou moins touchante et plus ou moins innocente, peut-on dire qu’il est maître de son drame et qu’il le développe selon la nature réelle du sujet ?

Nous n’osons parler de la leçon morale qui se dégage de la plupart de ces pièces. Quelque disposé qu’on soit à admettre que l’art a son domaine distinct de la morale, il y a une vérité hors de doute, c’est qu’il existe en littérature des œuvres saines et des œuvres malsaines, tout aussi bien que des œuvres accomplies et des œuvres médiocres. Cependant une œuvre n’est pas nécessairement corruptrice parce qu’elle contredit les principes ordinaires de la morale ou qu’elle les omet, et elle n’est pas nécessairement salutaire parce qu’elle nous rappelle ex professo à la pratique de nos devoirs habituels. Une œuvre est saine ou malsaine surtout par l’impression qu’elle nous laisse dans l’esprit et dans le cœur. En appliquant ce principe, combien, parmi les succès des années qui viennent de s’écouler, pourrons-nous compter d’œuvres complètement salutaires ? Morales, nos comédies le sont toutes. Ce n’est pas seulement de la tirade spirituelle et émue que nos auteurs abusent un peu, c’est encore de la tirade vertueuse. Cependant tout choque l’honnêteté, tout révolte la conscience dans ces pièces si ambitieusement morales. Rien n’est plus fâcheux au théâtre que le spectacle du vice sans la passion, et les vicieux qu’on nous peint, au lieu d’être victimes de leurs mauvais penchans, les exploitent devant nous avec une tranquillité, une impudence et un bonheur intolérables. Qu’est-ce que c’est par exemple qu’un auteur qui prétend flétrir le vice et qui finit tout