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pas plus échapper qu’à la faconde et à la verve démonstrative d’un cicerone chargé d’interpréter une collection de figures de cire.

Une conception si abaissée de l’homme, quand on la transporte au théâtre, rend le théâtre en somme assez mélancolique. On comprend que, malgré le mouvement de la scène et la gaîté du dialogue, un spectateur qui s’en est pénétré emporte chez lui une impression latente, mais profonde de malaise. Reconnaissons cependant que les auteurs dramatiques ne sont pas tout à fait responsables du système d’après lequel ils façonnent les personnages de leur invention. Ils ont pris, peut-être à leur insu, le spectre primitif et le type uniforme de leur homme-machine dans les diverses philosophies aujourd’hui en possession des intelligences, et il se peut que cette réduction des mouvemens de l’âme à des mouvemens automatiques, dont nous sommes choqués dans les pièces de M. Sardou et de quelques-uns de ses contemporains, atteste moins la décadence de l’art dramatique que l’altération de nos plus vieilles et de nos plus saines croyances. Mais où la décadence de l’art et le dédain absolu des règles élémentaires sans lesquelles il n’existe plus réellement d’art véritable nous paraissent incontestables, c’est dans le dessein général des pièces et dans la conduite des caractères. Sur ces deux points, le sans-façon est sans bornes. Chacun noue et dénoue son action comme il lui plaît. Chacun compose ses personnages selon sa fantaisie et sa commodité. On accumule dans une même esquisse les traits les plus contradictoires. Veut-on retracer le type parisien de la femme qui est « toujours sortie, on s’en va choisir une féconde bourgeoise qui a élevé cinq enfans. Cinq enfans, et toujours sortie ! Cela est faux, de toute fausseté. La femme qui sort sans cesse a soin de n’être pas aussi chargée de famille. Ou bien on prend un habitant du faubourg Saint-Denis qui a eu la patience de s’enrichir « dans les sommiers élastiques » et on le représente donnant à son neveu le conseil d’être « sans scrupules en affaires, » de brusquer la fortune par un coup hardi, de chercher le scandale, qui n’est qu’une réclame gratuite, et de ne s’inquiéter jamais, lorsqu’il s’agit de réussir, des « trente-six morales, » qui peuvent s’opposer au succès. Cela non plus ne saurait être vrai. On n’est ni un honnête homme ni un héros de vertu pour s’être fait cent mille francs de rente avec les sommiers élastiques ; mais quand on a derrière soi quinze ou vingt années passées dans une industrie sans caractère aléatoire, on parle plus volontiers pour la morale que contre la morale ; on a un pressant besoin de devenir chevalier de la légion d’honneur ou juge au tribunal de commerce, et l’on conforme ses discours à ses ambitions. Ne confondons pas les vices de Mercadet avec les infirmités de M. Perrichon.