Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/781

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

telle scène charmante, telle autre écrite avec feu, telle autre semée de mots spirituels et justes. Cependant il est mécontent, et il sent qu’il a raison de l’être. Nous voudrions essayer ici de rechercher s’il n’y a point à ce vague malaise des causes précises. Ce ne sera point faire étalage d’un rigorisme toujours peu séant chez ceux qui, selon le mot du poète, sont « amis de la vertu plutôt que vertueux. » Ce sera tout uniment faire œuvre de critique. Quand un honnête homme est choqué au fond de sa conscience d’un spectacle auquel il vient d’assister, on peut conjecturer d’avance que son honnêteté eût moins souffert, si son goût avait été plus ménagé. L’art parfait ne sauve point toujours la morale, et ce n’est point son but de la sauver ; il réussit toujours à nous épargner le scandale, C’est donc l’art qui nous préoccupera alors même que nous paraîtrions plus particulièrement exposer des mœurs et les juger.

Il y a en effet un art du théâtre avec ses règles propres, et nous sommes un peu confus d’avoir à énoncer avec autant de solennité une proposition aussi ingénue ; mais les bonnes traditions comme les bonnes études ont été si complètement abandonnées et l’inexpérience est devenue si générale, qu’on a presque Vair de soutenir un paradoxe quand on parle de règles quelconques. Personne ne croit plus aux règles, et la critique y croit moins que personne. La critique a prodigieusement étendu de nos jours son domaine ; elle se confond volontiers elle-même avec l’histoire, la philosophie et la morale, et nous ne songerions point à l’en blâmer, si elle n’oubliait trop, sur les sommets nouveaux où elle plane, sa première fonction, bien modeste, mais bien utile, qui a été d’apprécier le mérite littéraire des œuvres de l’esprit, d’en montrer les défauts, d’en signaler les qualités, de chercher à maintenir les saines méthodes de composition et de style. Non-seulement la critique dédaigne de remplir son ancien office, mais encore elle désavoue et renie les préceptes élémentaires sur lesquels il était fondé. Il s’est formé et développé deux écoles de critique, la première trop exclusivement historique, la seconde purement mécanique et dynamique, qui sont venues aboutir toutes deux par des chemins divers à l’indifférence en matière de goût. La première n’étudie dans un auteur que ses passions et ses instincts ; à ce titre, elle admet pour excellent tout ce qui a du relief et elle fait autant de cas des grossièretés de Shakspeare que de ses beautés. La seconde se contente de dégager dans une œuvre la quantité de talent et d’esprit qu’elle contient, comme le chimiste dégage la quantité d’alcool répandue dans une liqueur généreuse. Le talent une fois mesuré et l’esprit une fois décomposé en ses divers élémens, l’une et l’autre école jugent futile de se demander jusqu’à quel point est légitime l’emploi qui a été fait de ce talent et de cet