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où il n’y a presque point de halte entre la grandeur et la décadence, entre la fécondité du génie des entreprises et la stérilité qui prélude à la conquête. Ce qui en fait une histoire à part qui s’éclipse et se perd dans le tourbillon des nations modernes, c’est que le Portugal est loin : il est jeté à l’extrémité du monde, séparé des autres peuples. Il se mêle cependant au mouvement universel par tout son passé, par sa position à l’avant-garde des découvertes européennes, par les intérêts politiques, par les mariages. Il s’est formé par une dynastie française, il a donné des impératrices à l’Allemagne, et il a reçu des princesses de Savoie avant la jeune reine actuelle. Au moment surtout où la prépondérance espagnole menace et s’étend, il aurait pu avoir un rôle européen, un rôle d’équilibre et de résistance, être au midi ce que les Pays-Bas étaient au nord. Son malheur est de n’avoir connu que les courtes prospérités et de s’être trouvé affaibli quand tous les autres grandissaient.

Le Portugal avait été un des peuples les plus virils au temps où, de son austère et féconde retraite du promontoire de Sagres, le grand infant dom Henri sondait incessamment du regard les profondeurs de l’océan et semblait tracer le chemin à une légion de navigateurs, — au temps où Jean II, le Louis XI portugais, et l’heureux dom Manuel voyaient leur petit royaume s’agrandir tous les jours de conquêtes nouvelles. Il n’était plus rien à la fin du XVIe siècle, il fléchissait sous le poids même de cette politique disproportionnée avec ses forces naturelles. Il périssait par la corruption de l’esprit religieux et guerrier, par ce que nous appellerions aujourd’hui l’entraînement des expéditions lointaines. Il avait battu toutes les routes des mers en soldat, en marin et en commerçant, plantant son drapeau sur tous les continens et ramassant au passage l’or de Sumatra, les diamans de Narsingue, les perles de Kalekar, les étoiles de la Chine, les épices de Ceylan, le sandal de Timor. Il en revint « vieilli de plusieurs siècles par l’âme et par le corps en peu d’années, » selon le mot de M. Rebello da Silva, amolli par les mœurs asiatiques, perdu d’opulence factice et dégoûté du travail, fasciné d’aventures et exténué, régnant dans l’Océan-Indien et menacé du côté de l’Afrique, menacé du côté de l’Espagne, n’ayant plus même le sens de la réalité. Quand Philippe II vint, l’œuvre était plus qu’à demi faite. Entre une politique astucieuse, froidement combinée, qui avait pour elle la force d’une pensée fixe, et un pays énervé, affaissé dans ses décevantes splendeurs, la lutte ne pouvait plus désormais qu’être inégale, et les deux rois qui se succèdent coup sur coup semblent la personnification étrange ou maladive de cette décadence précipitée.

Le premier est ce dom Sébastien qui a gardé une sorte de mystérieuse et tragique auréole, que tous les poètes ont chanté, et que