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Pyrénées ; ils devraient se demander comment toutes les tentatives patiemment ourdies pour fondre les deux peuples ont été toujours suivies de scissions plus profondes. Chose curieuse en effet ! depuis cinq siècles, cette unité est la pensée de tous ceux qui règnent à Lisbonne et à Madrid ; elle est le ressort de toutes les combinaisons, le mobile des mariages qui se succèdent de génération en génération entre les deux maisons royales. L’Espagne la veut, le Portugal lui-même la veut et la poursuit à ses heures d’ambition, et toutes les fois qu’elle touche à la réalité, elle s’évanouit. Le droit de succession n’y peut rien, l’instinct populaire proteste.

Quand c’est l’Espagne, au XIVe siècle, qui s’avance pour mettre la main sur la couronne portugaise en déshérence, le Portugal se lève, se fait un nouveau roi, une autre dynastie nationale avec le bâtard de l’un de ses princes, le grand-maître d’Aviz, et court avec lui sur le champ de bataille d’Aljubarrota. Quand, au siècle suivant, c’est le Portugal d’Alphonse l’Africain, de Jean II et de dom Manuel qui essaie de faire du rêve une réalité, le pays se réveille tout à coup devant la puissance espagnole déjà fondée et fixée sous les traits de la plus populaire des reines, Isabelle la Catholique. Encore un siècle, l’Espagne à son tour, l’Espagne de Charles-Quint et de Philippe II, agrandie et gonflée de l’esprit de domination, reprend cette pensée ; cette fois elle est près de réussir, elle réussit un instant. C’est un terrible unitaire, un redoutable annexioniste que Philippe II, et M. de Bismark n’en est pas à trouver son maître. Philippe tient son titre, il est le fils d’une infante portugaise ; il a son duc d’Albe, qui, tout vieux et tout meurtri qu’il est de ses exploits des Pays-Bas, est encore l’homme des grandes exécutions ; il a toutes les ruses de la diplomatie et de la corruption pour se frayer un chemin en énervant la résistance. Il achète, il réduit, il assimile, il annexe ; ce qu’il ne fait pas, ses successeurs, les autres Philippe, le font : ils s’efforcent de déraciner le dernier vestige d’autonomie, de faire d’un royaume une province, si bien que cette période garde encore en Portugal le nom de soixante ans de captivité, et que la révolution par laquelle elle se clôt s’appelle la délivrance, la restauration ! De là le caractère profondément national des trois dynasties qui ont personnifié l’indépendance portugaise : la maison de Bourgogne qui la fonde, la maison d’Aviz qui la préserve et la raffermit à Aljubarrota, la maison de Bragance qui la relève en 1640. De là aussi le caractère pénible et sombre de cette période de la domination espagnole, la seule où l’unité des deux pays ait été plus qu’un rêve, et où elle a été peut-être définitivement compromise.

Épisode étrange, modèle des annexions à main armée par la toute-puissance de la force et de la conquête ! Le théâtre est petit, les personnages se perdent dans une sorte d’obscurité lointaine.