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l’Océanie, sur les côtes de l’Australie, des Moluques, des Philippines et de l’Amérique occidentale, une multitude de passes, de baies, de criques, dont la parfaite connaissance peut être d’une utilité immense pour des capitaines lancés à la course et pour des amiraux qui peuvent avoir à conduire des escadres. Le ministre de la marine de Pétersbourg ne perd pas de vue cette circonstance. On peut en voir la preuve dans la présence si souvent signalée de navires moscovites dans toutes les mers, dans tous les ports où il y a d’utiles observations à faire, et comme il est à la connaissance de tous les marins qu’on peut faire le tour du monde sans rencontrer un seul bâtiment marchand russe, ce ne peut être la protection du commerce qui motive ce mouvement perpétuel, d’ailleurs fort coûteux pour l’état. Le seul et vrai motif est la préoccupation d’étudier d’avance tous les points vulnérables des intérêts européens.

Depuis la fin de la guerre d’Orient, les navires russes visitent tous les ans les deux Indes, l’Australie, tous les caps et toutes les îles. Ils vont sur tous les points déployer périodiquement le pavillon moscovite ; cependant s’il est un pays pour lequel ils montrent une prédilection toute particulière, c’est le Japon. Là ils se sentent comme chez eux, ils connaissent les baies et les passes de ce pays beaucoup mieux que leurs propres côtes et leurs ports de la Mandchourie. La station principale de l’amiral du tsar dans ces mers n’est même pas dans un port russe : elle est à l’île de Matsmaï, dans le port japonais de Hakodadé, situé dans le détroit de Sangar. De plus les navires russes n’apparaissent presque jamais à Yeddo, où depuis quelques années s’agite la diplomatie européenne, où se débattent les grands intérêts des puissances, et cette absence calculée a une cause qu’il n’est peut-être pas impossible de saisir. Après le traité signé à Tien-tsin avec la Chine en 1858, l’amiral Putiatine quitta le port de Petcheli pour se rendre au Japon. Il y fut reçu comme un hôte connu, mieux encore, comme un ami, et il put remarquer que son séjour forcé à Simoda, lors du naufrage de sa frégate en 1854, n’était point sans avoir porté d’heureux fruits. De tous côtés il rencontra des sympathies qui lui parurent encourageantes, et qui ont dû avoir leur influence sur la politique de la Russie vis-à-vis de l’empire japonais. Les Russes prévoyans, et ils ne sont pas rares, se sont dit que, puisque de longtemps encore on ne pouvait songer à étendre une domination directe sur le Japon, le mieux était de gagner l’amitié de ce pays, de se tenir bien avec lui, de l’enchaîner par une étroite alliance, par des rapports habilement multipliés. Dès lors le programme de la politique russe était à peu près trouvé et pouvait se résumer ainsi : employer tous les moyens pour s’insinuer dans l’intimité des Japonais, ne jamais les contrarier même dans leurs exigences les plus inadmissibles,