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de nos misères et de nos passions. Il ne s’aperçoit pas qu’en élevant trop son sujet il l’a rendu étranger à l’humanité. Il croit qu’il nous ouvre un monde plus riche et plus varié ; il ne s’aperçoit pas que ces vagues domaines ne sont plus éclairés que de la pâle lumière de l’abstraction, et que ce drame des idées scientifiques ne peut plus avoir pour spectateurs que les penseurs, les critiques ou les rêveurs. La préférence de Goethe n’enchaînera pas celle de l’humanité. La foule humaine n’a jamais mis en balance un amas d’idées avec une émotion. Elle ne s’arrête pas là où elle n’entend pas l’écho de son rire ou de ses sanglots.


III

De fait, il serait aisé de démontrer que, s’il n’y a pas à beaucoup près la même profusion de science dans le premier Faust, la conception philosophique n’en est point pour cela inférieure. Je n’en veux d’autres preuves que ces deux types, celui qui noue l’action et celui autour de qui elle se noue : Méphistophélès et Faust.

Il ne faut pas s’arrêter ici au côté légendaire de la pièce et des caractères. Assez d’autres l’ont expliqué, commenté, et d’ailleurs, en suivant cette voie, nous nous écarterions trop facilement du sujet que nous nous sommes réservé d’étudier. Négligeons dans Méphistophélès toute cette partie du personnage si essentielle pourtant à l’action scénique, que le poète emprunte aux visions et aux terreurs du moyen âge : le diable faiseur de tours et soumis lui-même aux lois de la sorcellerie, le diable du pentagramme, celui de la taverne d’Auerbach ou encore celui du sabbat, voilà le Satan populaire, personnage fort accrédité auprès des paysans et des bourgeois, tel qu’il fallait le présenter à ces bons Allemands. C’est une de ces mauvaises connaissances que le public aime à retrouver sur la scène ; mais le masque de Méphistophélès a deux faces très distinctes : l’une tournée vers la foule avec ses grimaces classiques et ses gentillesses traditionnelles, l’autre tournée vers le public qui pense, et celle-ci marquée d’un signe nouveau. C’est un Méphistophélès tout philosophique qui s’annonce dès le prologue dans cette scène hardie, imitée du livre de Job, où s’engage entre le Seigneur et le diable un pari dont l’âme de Faust est l’enjeu. Le Seigneur abandonne Faust comme sujet d’expérience à Satan. « Va, montre-toi librement, lui dit-il ; je n’ai jamais haï tes pareils. De tous les esprits qui nient, le rusé est celui qui m’est le moins à charge. L’activité de l’homme peut trop aisément s’endormir ; il se complaît bientôt dans un repos absolu : aussi je lui donne volontiers un compagnon qui stimule, qui opère, et qui, en qualité de diable, doit agir… »