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genre en lui-même et contre la troupe des imitateurs. Un poème qui contient, de l’aveu de Goethe, l’histoire universelle, la métaphysique, la physique, ce n’est plus un poème, c’est une encyclopédie, une somme poétique de l’esprit humain au XIXe siècle. Comédie et tragédie, idylle et satire, poésie descriptive et lyrisme philosophique, tous les genres ont été comme à plaisir rassemblés dans cette œuvre unique, qui ne rentre dans aucune des catégories connues, mais qui au contraire les contient et les dépasse toutes. Cependant il faut marquer à cet égard une différence essentielle entre les deux parties du drame. L’incommensurable, comme dit Goethe, ne commence qu’au second Faust : « la première partie est presque tout entière consacrée à la peinture d’émotions intimes et personnelles ; tout part d’un individu engagé dans certaines idées, agité par certaines passions… Dans la seconde partie, presque rien ne dépend plus d’un individu spécial ; là paraît un monde plus élevé, plus large, plus libre de passions, et l’homme qui n’a pas cherché un peu, qui n’a pas eu en lui-même quelques-unes de ces idées, ne saura pas ce que j’ai voulu dire[1]. » Cette remarque de Goethe éclaire toute notre critique et la confirme. Le premier Faust n’a pas pour objet, comme le second, l’humanité dans l’histoire, ou la nature dans ses évolutions plastiques ; son objet précis, déterminé, c’est la peinture d’une âme humaine aux prises avec elle-même d’abord, avec l’esprit du mal ensuite. Le sujet est parfaitement circonscrit : c’est la tentation d’une volonté libre par l’orgueil de la science, par les joies de la vie, par les voluptés, par l’égoïsme. L’action est simple, et si quelques épisodes, pour la plupart ajoutés après coup, viennent en ralentir l’effet, l’harmonie de l’ensemble n’en est pas troublée. L’intérêt, l’émotion y croissent sans cesse. Sans doute là, comme dans toute œuvre vraiment poétique, il y a des types, c’est-à-dire encore des idées générales ; mais elles y sont exprimées sous des traits individuels, avec un tel relief de réalité et de vie qu’elles semblent se lever devant nous et marcher à l’appel du poète, et qu’elles garderont éternellement le nom qu’il leur a donné. Elles s’appelleront Faust, Marguerite, Méphistophélès. Ce sont des types, mais par la grâce de l’art ils vivent et vivront toujours. Au contraire, dans le second Faust, l’élément général, impersonnel, l’abstraction a tout dévoré. L’action ne se déroule pas autour d’un individu dont les idées et les émotions soient celles de l’humanité qui pense, qui s’agite, qui souffre : il n’y a plus même d’action ; tout devient symbole, allégorie. Goethe s’en félicite, bien à tort selon nous. Il croit élever, élargir son sujet en l’affranchissant

  1. Conversations, etc, traduction Délerot, t. II, p. 253.