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seriez réduits à mourir de faim, n’étaient les enfans et les mendians, pauvres fous qui se repaissent d’espérances. — Quand j’étais enfant et dans la détresse, je tournais vers le soleil mon œil égaré, comme s’il y avait eu par-delà une oreille pour entendre ma plainte, un cœur comme le mien pour compatir à l’affligé. — Qui me vint en aide contre l’orgueil des titans ? Qui me sauva de la mort, de l’esclavage ?… N’est-ce pas toi, ô mon cœur, n’est-ce pas toi qui as tout fait ? Dans ton illusion, jeune et bon, tu rendais de ferventes actions de grâces au dormeur de là haut ! — Moi, t’honorer !… Pourquoi ?… As-tu jamais apaisé les douleurs de l’opprimé ? As-tu jamais essuyé les larmes de l’affligé ? Qui m’a forgé un cœur d’homme ? N’est-ce pas le temps tout-puissant et le destin éternel, mes maîtres et les tiens ? T’imaginais-tu peut-être que je dusse haïr la vie, fuir dans les déserts, parce que toutes les fleurs de mes rêves n’ont pas donné leurs fruits ? — Ici je m’occupe à créer des hommes à mon image, une race qui soit semblable à moi, pour souffrir, pour pleurer, pour jouir, — et te dédaigner — comme moi ! »


Voilà certes de brillans morceaux lyriques ; mais il ne faut pas se méprendre sur le caractère de ces fragmens, ils n’ont d’antique rien absolument que le titre général sous lequel ils sont réunis et le nom des personnages qui s’y succèdent. Ils sont tout modernes d’accent et de pensée. Nous ne reconnaissons plus ici le titan mythologique, le Prométhée grec ; nous ne sentons plus ici la terreur sacrée que communique au spectateur l’émotion profonde du vieil Eschyle. Qu’on ne s’y trompe pas, le drame d’Eschyle n’est pas le drame philosophique de la pensée qui s’éveille de son oppression et de la liberté qui s’affranchit : c’est un drame théologique dont les dieux sont les acteurs et dont le sujet véritable est non pas la révolte de l’humanité contre les puissances célestes, mais une lutte entre les immortels, une compétition de pouvoirs entre un dieu subordonné, bienfaiteur imprudent d’une race nouvelle, la race des hommes, et le roi de l’Olympe, qui, maître de la vie, ne peut la laisser surprendre par un autre sans châtier le sacrilège. Le grand vaincu de Jupiter ne nie pas l’autorité du maître et ne conteste pas sa victoire. La Puissance et la Force, ministres aveugles de la colère royale, en l’enchaînant à son rocher, lui ont trop bien prouvé qu’on ne résiste pas à Jupiter, et comme il convient à un dieu vaincu, calme même dans sa colère, il subit la dure loi qui lui est faite. Sa seule vengeance est d’inquiéter l’orgueilleuse prospérité de Jupiter par des prédictions sinistres, et d’agiter dans de vagues et sombres paroles l’espoir des révolutions prochaines. Représentant d’une dynastie déchue, il se console en annonçant des chutes de races royales, des avènemens nouveaux. « Souverains d’hier, s’écrie le captif enchaîné, vous régnez à peine, et vous vous croyez dans une forteresse inaccessible aux revers.