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merci, pour l’exemple, dit-on, et pour faire mentir les calomnies des rebelles. Plusieurs colonels interdisent les cartes dans leurs régimens et veulent faire du soldat un solitaire au milieu du camp. C’est là une rigueur exagérée et une affectation d’autorité puérile. Les sages se dispensent de cette tyrannie et se gardent bien d’étouffer chez leurs hommes cette grande force morale, la bonne humeur…..

Le bruit courait hier que le général Lee venait d’être investi chez les rebelles d’une dignité semblable à celle du général Grant, ce qui, dans l’état désespéré de la Virginie, équivaudrait à la dictature et au pouvoir absolu. Johnston aurait pris le commandement particulier de l’armée de Richmond, et le président Davis serait réduit, si Lee le voulait bien, au rôle d’un très petit garçon. Ceux qui connaissent le caractère des deux hommes pensent que la dictature de Lee ne serait qu’un autre nom pour la toute-puissance de Davis. C’est ce que me disait l’autre jour, chez le général M…, au milieu des libations et des cigares, un certain M. C…, jadis l’intime ami de l’archi-rebelle, pour qui il a conservé une grande indulgence et une certaine admiration. C’est assurément une figure originale et fière que ce fils d’un marchand de chevaux taré, ce Yankee devenu un homme du sud, ce parvenu de la démocratie adopté pour chef par l’aristocratie de l’esclavage, cet ambitieux obstiné qui, après quatre ans d’une lutte inutile et criminelle, quand tout faiblit et s’affaisse, soutient encore à lui seul le poids de la ruine universelle, sans fléchir sous la redoutable responsabilité qui l’écrase. C’est, me dit M. C…, un noble fellow, même dans ses crimes : aussi bon, aussi simple, aussi doux dans la vie privée que fougueux et intraitable dans la vie publique, il a ces passions violentes, cette volonté despotique, cette puissance dominatrice irrésistible, qui n’appartiennent qu’aux hommes supérieurs. Ce n’est point, comme son collègue le vice-président Stephens, un de ces hommes qui suivent l’exemple du crime sans oser le donner eux-mêmes, et qui ne méritent pas l’honneur d’une éclatante punition : ces têtes-là se courbent trop bas pour qu’on songe à les frapper. Davis est un de ces hommes dont la tête hautaine provoque la vengeance. Plus sa cause est désespérée, plus il outrage ses vainqueurs, comme s’il prenait plaisir à défier leur colère et à irriter leur justice. Si c’est un homme criminel, ce n’est pas un homme méprisable, et la grandeur tragique de son caractère contraste avec l’honnêteté faible et timorée du général Lee. Celui-ci voulait l’union, et il a servi les rebelles ; il souhaite la paix, et il fait la guerre ; — la dictature est sous sa main, et plutôt que de la prendre, il aime mieux obéir à un despotisme qui ruine son pays :