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homme qui réfléchit au coin du feu. Son quartier-général, non moins que sa personne, mérite un mot de description : on y retrouve les goûts soigneux et corrects du maître. Au milieu de la plaine déserte s’élève un bouquet de pins de haute venue, entouré d’un enclos de branchages. A l’intérieur, une double rangée de huttes proprettes borde une sorte de parterre à la française, où des bouffes de houx et des branches de pins plantées en terre remplacent les fleurs et les gazons. Les intervalles sont couverts de sable blanc ; au fond, la tente du général, défendue par une double cloison formant antichambre, tendue de papier, meublée luxueusement de chaises de paille, ornée d’une cheminée en brique. L’aspect de ce réduit est tout à fait gai quand le soleil illumine la tente qui sert de plafond ; les grands arbres, trois fois hauts comme nos pins rabougris de France, balancent leurs larges panaches avec un bruit de forêt dans le ciel bleu vif d’un beau jour d’hiver. C’est une oasis verte au milieu de ce Sahara artificiel, qui plaît par le contraste et récrée les yeux fatigués. Je ne sache pas de grande charmille, de beau parc, de majestueuses prairies ombragées de chênes, pas de Tuileries, de Windsor ni de Versailles qui m’ait fait autant de plaisir que ce petit enclos du général Humphries.

De là nous gagnons les lignes : en face, à quelques centaines de mètres, sont celles de l’ennemi. Dans l’intervalle sont les piquets des deux armées. Nous franchissons le terrain déblayé, préparé aux feux croisés de l’artillerie, et hérissé de place en place d’abatis et de chevaux de frise. Un sentier courant sur l’extrême limite indique la frontière de l’armée, l’espace où il est permis de se mouvoir librement, mais qu’il est interdit, sous peine de fusillade, de dépasser sans l’ordre des chefs. De petites barricades de troncs d’arbres, de branchages et déterre, élevées à mi-hauteur d’homme, protègent de vingt en vingt mètres les petits détachemens disséminés. C’est là derrière que les hommes s’abritent, couchés à plat ventre, pour échanger le coup de fusil avec l’ennemi. En face de chacune de ces petites redoutes, à trente mètres en avant, se tient la vedette, relevée à tour de rôle par ses quatre ou cinq compagnons. Quiconque s’aventure sur ce terrain prohibé est un déserteur. Pour le moment, les piquets sont assis paisiblement au coin de leur feu. Quelques-uns, roulés dans leurs couvertures, se chauffent au soleil : longue et monotone faction de vingt-quatre heures, qui devient cruelle dans le froid de la nuit. Un peu plus loin, ces points bruns sont les vedettes rebelles. Tandis que les Yankees vont déblayant le terrain devant eux, les rebelles restent volontiers sous le couvert de leurs forêts, tapis dans les herbes et les broussailles. Il est un point où les deux lignes passent à travers bois. C’est là que, malgré les défenses sévères, on a vu souvent les