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Le désir manifesté par les montagnards à leur départ du Caucase et provoqué sans doute par les suggestions fallacieuses auxquelles ils prêtèrent une oreille crédule était d’aller se mêler aux Turkomans campés dans les vastes yaïlas[1] de l’Asie-Mineure ; hordes de pasteurs nomades et pillards dont l’existence, libre de tout frein, n’est pas sans analogie avec celle que menaient les Tcherkesses dans leurs montagnes. Il est vrai que la Porte avait d’autres vues sur ses nouveaux sujets : elle se proposait de les incorporer dans l’armée comme d’utiles auxiliaires ; mais il fallut peu de temps pour se convaincre que ces enfans incultes de la nature étaient incapables de se ployer à une organisation régulière, à une discipline quelconque, et allaient devenir pour la Turquie non-seulement un fardeau, mais une cause permanente de troubles et de danger[2]. Ce projet ayant paru impraticable, on résolut de les établir dans les provinces chrétiennes de l’empire, afin d’y renforcer l’élément musulman. Cette mesure, qui a déjà reçu son exécution, est le coup de grâce porté à la nation tcherkesse. Perdus au milieu de populations dont ils diffèrent profondément par la langue, les mœurs et la religion, ils sont destinés à leur rester toujours étrangers et antipathiques. Aucune fusion, aucune alliance ne peut rapprocher des élémens aussi disparates. Après avoir vu périr la plus grande partie de leurs femmes pendant la guerre ou dans l’exil, comment trouveraient-ils à les remplacer dans ces provinces où il n’y a qu’une poignée de musulmans, tous appartenant au monde officiel ou aristocratique ? Comment trouveraient-ils à se marier dans une société où l’union de l’homme et de la femme n’est en réalité qu’un contrat de vente, puisque la jeune fille ne s’obtient qu’en retour d’une dot payée à sa famille et s’achète à beaux deniers comptans ?

Si à ces causes d’extinction on ajoute le défaut d’acclimatation sous les températures si diverses où les réfugiés ont été placés, la subversion totale de leurs habitudes comme montagnards dans des pays de plaines et l’effet non moins nuisible de la nostalgie, on peut, sans être prophète, prédire que, dans l’intervalle d’une génération ou peut-être moins, ils auront éprouvé le même sort que les Tartares de la Crimée, dont nous avons constaté déjà la rapide disparition.

  1. Plaines ou plateaux recouverts de verdure et où les Turkomans conduisent leurs troupeaux et dressent leurs tentes pendant l’été.
  2. La Porte en a en la preuve dans un fait qui s’est passé il y a deux mois à peine et que tous les journaux ont enregistré. Les Tcherkesses cantonnés aux environs d’Erzeroum se sont soulevés, et des troupes ont dû être envoyées en toute hâte pour les contenir et les faire rentrer dans l’ordre. Ce n’est que dernièrement, et il y a quelques jours seulement, qu’on est parvenu à les réprimer et à en désarmer 15,000.