Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/596

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le chemin de fer militaire de l’armée du Potomac s’étend sur une longueur de 20 milles, entre City-Point et Patrick-Station, sur un plateau coupé çà et là de vallons en pente douce. La voie en est rude, inégale, pleine de montées et de descentes ; elle traverse les vallées sur des charpentes grossières à claire-voie au lieu de remblais. Tout y roule cependant sans encombre, et le seul accident qu’on y compte est l’explosion d’une locomotive qui a tué cinq ou six hommes, égratignure insignifiante dans une guerre où on les sacrifie par milliers. Nous nous hissons, faute de mieux, dans un fourgon de marchandises, et là, tantôt assis sur nos sacs, tantôt arc-boutés sur nos jambes pour résister aux secousses variées et imprévues de la machine, soldats, officiers, généraux, civiliens, dans un pêle-mêle tout démocratique, nous grelottons ensemble sous la bise du nord qui souffle par la baie grande ouverte. Les uns mâchent et crachent du tabac, nous bombardant de leurs fusées liquides à la vitesse accélérée d’un ou deux projectiles par minute ; d’autres, et moi-même dans le nombre, fument de gros cigares pour se tenir chaud. Les soldats, grimpés sur l’impériale, battent la semelle avec une énergie désespérée. De temps en temps dégringolade soudaine : nous sommes projetés en avant par une force irrésistible, et nous nous ruons en tas les uns sur les autres, ou bien nous perdons tous à la fois l’équilibre, et dans notre effort pour le reprendre nous nous trouvons tous assis par terre avant d’y songer. Cependant le général et moi nous discourions sur les confins de la philosophie et de la littérature, et nous descendions à loisir des sommets de l’esthétique aux vallons coquets de l’art moderne, quand un pauvre diable de nègre, endormi sans y songer, fléchit sur ses jarrets et vint rouler entre nous, après quoi il nous montra ses grandes dents blanches avec un de ces larges rires qui dilatent si expressivement les faces noires. Je me mis alors à regarder autour de moi, et à considérer l’étrange, le monotone aspect de ce vaste plateau dénudé où quelques mois auparavant s’étendaient les forêts séculaires, aujourd’hui si aride, si foulé, si déshonoré qu’on croirait à une longue et ancienne dévastation. Çà et là on traverse encore des bouquets de grands pins éclaircis ; mais ceux qui demeurent semblent avoir eux-mêmes subi l’influence de la destruction. De grands troncs abattus gisent à leurs pieds, frappés à coups redoublés par les haches ; de longs attelages de mules entraînent leurs tronçons mutilés. Ici des fourgons échoués dans des fondrières, là des chars cahotés péniblement à travers les racines décharnées qui hérissent la terre grise et stérile ; là une redoute avec ses fossés, ses murailles de troncs d’arbres et de sable jaune, ses lignes extérieures de chevaux de frise et son drapeau à demi déguenillé flottant au bout d’un mât ; partout enfin des fourmilières de huttes