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ce serait la même chose), n’est qu’en Dieu et n’est pas en nous.

Ce ne serait pas là du scepticisme, car je crois que ces vérités partielles sont des vérités. Je crois qu’il y a un principe suprême et premier auquel se rattachent et la raison et l’univers ; mais quant à la mesure, à la limite, à la détermination précise des rapports entre le tout et les parties, entre l’un et le plusieurs, ce sont là autant de conceptions relatives et provisoires comme disent les positivistes, qui eux-mêmes ont raison dans une certaine mesure. Cette manière d’envisager la philosophie peut paraître assez peu satisfaisante, et j’avoue qu’elle me laisse moi-même fort peu satisfait ; qu’y faire cependant ? Je ne puis échapper à cette vérité évidente, que « tout système est étroit et erroné, » ni à cette autre non moins évidente, « que la raison ne peut comprendre le tout des choses sans être elle-même ce tout. » Et cependant que deviendrait la philosophie, s’il n’y avait plus de système ? Le système est le ferment de la philosophie : c’est lui qui pousse, qui excite à la découverte, et il est lui-même un résultat nécessaire des découvertes déjà faites.

Pour résoudre cette antinomie, voici tout ce que j’imagine, ou plutôt ce que je répète après l’ingénieux Jouffroy[1]. On peut faire de la philosophie de deux manières, soit avec du génie, soit avec du bon sens. Le génie découvre et crée, il fait faire un pas en avant ; mais en même temps, par une illusion que je croirais volontiers providentielle, le génie se persuade toujours qu’il a trouvé le dernier mot de tout. Le point de vue qui l’a frappé lui paraît la vérité absolue : il coordonne tout autour de ce point de vue unique ; par là, il creuse plus avant, il développe et enrichit la science par des faits nouveaux et des analyses nouvelles. Le bon sens se contente de comprendre et de recueillir, sans en faire un système, les vérités découvertes par les hommes de génie : il fait la part à chaque système, à chaque point de vue, il les concilie comme il peut ; souvent même il renonce à les concilier, parce qu’il reconnaît que cela lui est impossible ; il ne sacrifie point pour cela une vérité à une autre, car il sait que ce qui ne se concilie pas pour nous peut se concilier dans la nature des choses. Il est donc ouvert à toutes les vérités, de quelque part qu’elles viennent, comme un peuple éclairé qui juge sagement dans ses comices les systèmes politiques qu’on lui propose, et qu’il n’eût pas trouvés tout seul. Le bon sens aspire à comprendre le plus de choses possible et à se tromper le moins possible. Le bon sens, ainsi entendu, ne se confondra pas

  1. Voyez, dans les Premiers Mélanges philosophiques, les pages sur la philosophie et le sens commun. Cependant le point de vue de Jouffroy n’est pas tout à fait celui que je développe ici.