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austère et patriotique de l’antiquité ; mais on y sent en même temps l’émotion d’une âme humaine et chrétienne en face des horreurs de la guerre civile[1]. On me raconte que ce bouffon illettré, ou, comme dit en se moquant le New-York Herald, « notre très classique président, » sait par cœur tout Shakspeare, et que, lorsqu’il va l’entendre au théâtre, nul n’est plus prompt à signaler les coupures faites au texte original ou à relever les inexactitudes commises à la scène par les acteurs. Je commence à croire que son seul défaut est d’avoir été bûcheron, fendeur de bois et homme de peine. Pour ma part, je ne l’en honore que plus.


20 janvier.

Cette fois j’ai vu le président ; je lui ai été présenté dans son cabinet par M. Sumner à l’heure où il est, comme saint Louis sous son chêne, accueillant les réclamations de ses sujets. La Maison-Blanche, qui pour les étrangers conserve une sorte de prestige et où la discrétion que commandent nos usages m’interdit de pénétrer sans un guide ou sans l’appel même du grand personnage qui l’habite, ouvre librement ses portes à tout le peuple américain : comme les églises, c’est la maison de tout le monde. A toute heure du jour, on trouvera des curieux ou des flâneurs dans la grande salle de réception où le président tient ses levers populaires ; quelques-uns, dit-on, sans doute des gens de province, coupent en souvenir de leur pèlerinage un morceau des rideaux de soie. Vous croyez peut-être qu’on a posté en ce lieu un agent de police ou un factionnaire ? Nullement, l’office de garde est rempli par une affiche qui réclame le respect des visiteurs pour le mobilier de l’état. — Nous montons un escalier, nous ouvrons une porte, et voici la

  1. Je ne puis mieux faire que de citer tout entière cette brève allocution dans sa mâle et concise beauté : « Il y a quatre-vingt-sept ans, nos pères ont enfanté sur ce continent une nation nouvelle, conçue dans la liberté et mise sous l’invocation du principe de l’égalité humaine. A présent nous sommes engagés dans une grande guerre civile pour éprouver si cette nation, si toute autre nation ainsi conçue, ainsi consacrée, peut durer longtemps. Nous sommes réunis sur un grand champ de bataille de cette guerre. Nous sommes réunis pour en dédier une part au dernier repos de ceux qui ont donné leur vie pour que la nation pût vivre. Cela est juste, cela est bien ; mais dans un sens plus élevé nous ne pouvons dédier, nous ne pouvons consacrer, nous ne pouvons sanctifier cette terre. Les braves gens, vivans ou morts, qui ont combattu ici l’ont consacrée bien au-delà de notre pouvoir, bien au-dessus de notre louange ou de notre blâme. Le monde tiendra peu de compte et se souviendra peu de temps de ce que nous disons ici ; mais il ne pourra jamais oublier ce qu’ils ont fait ici. C’est plutôt à nous, les vivans, de nous consacrer à la grande tâche qu’ils nous ont laissée, — afin que ces morts honorés nous inspirent un dévouement nouveau pour la cause à laquelle ils ont donné la dernière, la pleine mesure du dévouement, — afin que nous résolvions ici hautement que les morts ne seront pas morts en vain, et que le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ne périra pas sur la terre. »