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n’est point ici la minorité qui a le beau rôle ; ses cris de colère et ses plaintes d’oppression ne sont écoutés de personne. Le lendemain du vote, vous verriez leur indignation s’éteindre et leur politique virer de bord pour se mettre en face du vent.

L’abolition a bien aussi ses petits ridicules. Ainsi la dépêche qui annonce à la Tribune le vote unanime de la convention du Missouri est conçue en ces termes : « A trois heures, aujourd’hui mercredi, le 11 janvier de l’an de grâce 1865, tout esclave dans le Missouri est devenu libre instantanément et sans condition par vote de la convention de l’état. Amen ! » Plus loin, un article sur cet important événement se termine par un verset de la Bible : « Le Seigneur règne, que la terre se réjouisse ! » — Non, le Seigneur ne règne pas encore en Amérique, et malgré l’abolition le millénium est encore loin dans l’avenir idéal. Cette abolition même, qui se dit la réparation du grand crime de l’esclavage, a bien son revers et son mauvais côté. Que deviennent les pauvres diables jetés d’un jour à l’autre sur le pavé sans un morceau de pain ? Les rôles de l’armée, les tombeaux sans nom creusés sur les champs de bataille, les potences élevées par le sud aux prisonniers noirs, les ateliers de travail forcé du général Banks, les hôpitaux et les work-houses peuvent vous le dire. L’abolition n’est pas plus un remède aux maux de l’esclavage que l’amputation d’une jambe gangrenée. Sous toutes les formes, elle aboutit maintenant à l’extermination de la race : il y a de ces réformes héroïques qui sont justes et nécessaires, bien qu’elles doivent coûter du sang aux innocens comme aux coupables. Sans doute il eût mieux valu que le sud en comprît lui-même l’impérieuse nécessité : c’est par une éducation graduelle et par une lente émancipation qu’il eût fallu faire passer la race noire de la servitude à la liberté. Faut-il donc à présent, sous prétexte d’humanité, perpétuer l’esclavage, éterniser l’injustice à cause des dangers de la réforme ? — Si l’émancipation coûte des millions de vies humaines, que le crime en retombe sur les auteurs aveugles et sur les défenseurs obstinés de l’esclavage ; mais qu’ils ne viennent pas, après cette guerre impie, nous parler au nom de la philanthropie et de l’humanité !

On a de nouveaux détails sur le renvoi du général Butler. C’est après une conférence entre le lieutenant-général Grant et le ministre de la guerre Stanton que la destitution a été signée. Butler, en quittant son armée, lui a adressé un ordre du jour napoléonien, où il se vante d’avoir épargné le sang de ses soldats, après quoi ce grand citoyen est parti pour le lieu de son exil. Les radicaux, comme je le prévoyais, veulent en faire une victime des machinations politiques, et le malheur est en vérité que les motifs personnels semblent entrer pour beaucoup dans la décision du général