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s’efforçant de les entraîner. Que cette impulsion ait été une des causes déterminantes de leur départ et la première origine de leurs malheurs, c’est ce qu’avoue très explicitement l’ambassadeur d’Angleterre à la cour de Russie, lord Napier, dans une dépêche adressée au comte Russell en date du 23 mai 1864. Il ajoute que lorsque l’émigration, prenant des proportions colossales, devint un très sérieux embarras et un sujet d’alarmes pour le gouvernement ottoman, celui-ci demanda au cabinet de Pétersbourg de la retarder et de la régulariser[1] ; mais il n’était plus temps. Pour les Tcherkesses, les Turks étaient un peuple ami, un peuple saint ; ils se représentaient le sultan, le grand padischah des vrais croyans, comme le plus puissant monarque de l’univers, prêt à répandre sur eux d’une main libérale ses inépuisables trésors, ses états comme un asile où ils vivraient dans l’abondance, les terres qu’ils y trouveraient comme une large compensation de leurs rochers dévastés par le fer et le feu des Russes. A toutes les instances employées pour leur persuader d’aller se fixer comme colons sur le Kouban, ils répondaient invariablement : « Avec vous, nous serions bien peut-être, mais nous voulons vivre et mourir parmi nos frères de l’islam ; notre désir est que nos ossemens reposent un jour dans une terre bénite. »

Ces propositions et ces promesses étaient d’autant plus sincères que, si la raison d’état exigeait l’éloignement des Tcherkesses des bords de la Mer-Noire et leur remplacement par des colons russes, il y avait bien quelque avantage à les retenir au Caucase en les transplantant dans des lieux où ils cesseraient d’être à craindre. Il fallait peupler de nouveau et rendre à la culture une contrée que la guerre et l’émigration avaient privée de ses habitans. Les Tcherkesses, acclimatés et habitués à la vie de montagnes, semblaient pouvoir répondre assez bien à ces vues du gouvernement russe, quoique réfractaires par leur nature à tout travail régulier et assidu, plutôt guerriers que laboureurs. Les terres qui leur avaient été assignées avaient assez d’étendue pour contenir tous ceux qui, d’après les présomptions les plus vraisemblables, voudraient aller s’y fixer, une fertilité suffisante pour fournir amplement à tous leurs besoins. Elles comprenaient 1,500,000 deciatines (1,638,750 hectares) réparties en trois lots : le premier d’un million de deciatines sur la rive gauche du Kouban, le second de 300,000 deciatines des meilleures terres de tout l’empire, dans le district de Piatigorsk, abandonnées par les Nogaïs, et le troisième lot pris sur le territoire des établissemens cosaques, qu’une mesure récente avait déplacés

  1. Paper s respecting the settlement of the Circassian migrants in Turkey, pièce n° 13, p. 9.