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fut pas cru ; cependant Clavering et Sabine ont trouvé des Groënlandais habitant par 74° 10’[1], et sur la côte occidentale du Groenland l’Américain Kane communiqua, durant l’hiver de 1853 à 1854, avec des Esquimaux qui demeuraient non loin de la baie Ranselaer par 78° 40’ dans un village qu’ils nommaient Etah. Est-ce le point le plus septentrional du globe habité par l’homme ? On pourrait en douter, puisque Morton, le compagnon de Kane, a trouvé des huttes enfouies dans la glace et entourées d’ossemens de phoques et de baleines au-delà du 80e degré de latitude. Nous ne connaissons donc pas encore les limites du domaine habité par la race humaine dans l’hémisphère boréal : la géographie physique, l’hydrographie, la géologie, la faune, la libre de ces contrées nous sont également inconnues. Aussi, comme le disait naguère un des plus anciens explorateurs des mers sibériennes, l’amiral russe Lütke, peu importe qu’on atteigne le pôle même ; la connaissance des régions arctiques si voisines de nous, si influentes sur la climatologie européenne, est le point essentiel. Il en est un autre uniquement moral et par conséquent prépondérant : c’est l’exercice de la volonté et de l’énergie humaines luttant contre les forces aveugles de la nature pour les connaître et les dompter. Oserait-on soutenir que des hommes tels que Franklin, les deux Ross, Richardson, Parry, d’Urville, Bellot, Mac Clure, Inglefield, Mac Clintock et Kane, dont l’existence et celle de leurs équipages ont été mises cent fois en péril durant des années entières dans des mers inconnues et désertes par les tempêtes, les courans, les écueils, des glaces monstrueuses, un froid épouvantable, la nuit éternelle de l’hiver, l’ennui, le découragement, le scorbut, ne soient pas comparables aux héros si populaires de la guerre ? Personne ne le croira : ces héros de la paix élèvent le niveau moral et intellectuel d’une nation ; nul sentiment de regret ou de tristesse ne vient troubler les élans d’admiration et de respect qu’ils inspirent ; leur gloire est pure du sang et des douleurs de leurs semblables, et le génie de l’humanité n’a point à gémir sur des triomphes dont la science et la morale recueilleront tous les fruits. Aux esprits étroits qui se croient positifs et nous demanderaient quels seraient les avantages matériels qui résulteraient d’un voyage au pôle, nous répondrons résolument que ces avantages seraient nuls, que le commerce des deux mondes n’y gagnerait absolument rien. L’expédition ne saurait donc être mise en actions ni réaliser des bénéfices. Heureusement il est encore un certain nombre d’hommes qui ne se glorifient pas du titre d’utilitaires et pour lesquels le lucre n’est pas le but unique de la vie.

  1. On sait que le pôle boréal est situé par 90 degrés de latitude nord.